Il semble chercher, puis sa tête dodeline et il part en avant sur mon plumard. Son souffle est saccadé, son regard révulsé. Un léger tremblement agite ses membres. Y’a vraiment pas moyen d’agoniser tranquille, t’avoueras ?
Quand c’est pas le Vieux qui vient m’injurier, c’est une bêcheuse qui m’apporte des articles démoralisants, ou alors un collaborateur qui, sous prétexte que nous nous trouvons dans un asile psychiatrique en grève, pique une crise du genre délirium. Je parviens à me couler hors de mon lit. Bandant mes forces, j’achève d’y coller Malnourry, lequel grelotte de plus en plus fort. J’empare le verre dans lequel il a éclusé l’eau pour son cachet. L’hume. Une légère, très légère odeur indéfinissable me parvient. Elle m’apprend que je n’aurai pas d’article faisandé dans Paris-Gazette vu que la petite mignonne de tout à l’heure n’appartient pas à cette honorable maison. Elle est venue me trouver uniquement dans l’intention de me droguer afin de me faire parler. Et tu sais quoi ? Elle était chargée de me faire dire ce que j’aurais pu arracher à Walter Klozett pendant notre balade en camion.
Qu’est-ce que je vais fiche, moi, avec mon collègue dans le sirop et personne pour me prêter aide et assistance ?
Faut que je dégauchisse un téléphone.
Tu parles d’un chemin de croix, mon louloup ! Chaque mètre franchi est un calvaire. J’ai la tête qui tourne, les jambes qui cèdent sous mon poids, la vue qui se brouille…
Bon, enfin, quoi, me voici dans le couloir. M’appuyant à la cloison, je me dirige vers une porte, au fond, sur le verre dépoli de laquelle y’a écrit Bureau de l’infirmière-chef.
Combien de temps mets-je pour l’atteindre ? Impossible à définir. Enfin, j’y parviens. Je laisse la lourde grande ouverte et me jette littéralement dans un fauteuil d’osier. Le bignou… C’est un appareil sans cadran, relié à un central téléphonique. Je soulève le combiné de sa fourche. Ce serait des haltères de cent kilos, je n’en baverais pas davantage.
La faiblesse, c’est le désarroi du mec d’action. Ne plus pouvoir dévaste un individu en le contraignant au renoncement. Il contrôlait et ne contrôle plus. Une partie de son territoire humain lui est de ce fait repris. Il abdique.
Un bruit de tonalité retentit, continu. Personne ne répond. M’est avis que la standardiste s’est foutue en grève également. Bien ma veine. Me faire hospitaliser dans un établissement déserté par son personnel ! J’insiste, espérant qu’elle est seulement allée faire pipi ou bien qu’elle taille un petit calumet à un toubib.
Pendant que le fluiiit fluiiit résonne, je vois s’annoncer un mec à l’autre bout du couloir. Un fleuriste. Il a une veste de cuir noir, une casquette genre irlandais et il trimbale une gerbe de roses pour Arc de Triomphe de 11 novembre. Il avance en ligotant les blazes sur les lourdes. Et le voilà qui stoppe devant la mienne. Toque. Entre.
Le Vieux fait amende honorable et me balance quelques végétaux de luxe pour se réhabiliter. Lui, quand il a surmonté sa cocarde, il n’est pas mauvais bourrin.
Le bigophone obstine à rester muet. Va falloir que je trouve quelqu’un. Tiens, le fleuriste va pouvoir m’aider. Je me dresse. À cet instant, je perçois un bruit significatif pour mes tympans avertis. Cela ressemble à un formidable raclement de gorge dans une église. Le fleuriste repart en courant. Chose curieuse : il remporte sa gerbe. Et chose ahurissante : sa gerbe fume !
Du boulot de technicien. Propre, bien torché, voire élégant. Une belle douzaine de balles groupées dans le burlingue de Malnourry. Y’a pas quinze centimètres d’espacement entre les deux plus éloignées. Ça lui constitue un bath terrier dans le bustier. Maintenant, cézigue, il chercherait son portefeuille, il attraperait son cœur.
Malgré que ma pensée manque de netteté, je me dis sans ambage les choses suivantes : « Mon Tonio, la Providence vient de s’occuper de toi une fois de plus. Et elle a joué serré, cette darlinge. Si la fille blonde n’avait pas voulu te médicamenter pour t’inciter aux confidences, si le pauvre Malnourry n’était point arrivé opportunément pour écluser la drogue, et si celle-ci ne l’avait pas mis K.O. sur mon lit, c’est toi, bel amour, qui serais muni d’une bouche d’aération supplémentaire et c’est ta belle âme qui foncerait en non-stop sur le Paradis. »
Je me traîne à nouveau dans le couloir. La vieille bique jaunasse surgit, en costume de ville.
Son nez me semble un peu plus long qu’à sa première apparition.
— Tiens, on profite de la grève pour faire des escapades, grince cette girouette rouillée. Faites, mon garçon, faites, et vous m’en direz des nouvelles.
Son regard faisandé ressemble à une analyse de selles.
— Ta gueule, Créature ! bafouillé-je. Envoie-moi du monde d’urgence, sinon ça bardera pour ton matricule de sorcière.
Elle libère quelques glapissements et ses mâchoires anguleuses lui font comme si elle se collait un os de gigot en travers de la bouche, tu vois le topo ?
— Ah, il veut du monde ! Il veut du monde, ce dégoûtant personnage. Eh bien, il va en avoir !
Elle se barre en courant.
— Hé, pas si vite, Pétronille ! Écoutez un peu !
Mais elle trace comme si elle avait le feu aux miches, la guenuche. Elle engouffre dans un couloir perpendiculaire et disparaît.
Je suis tellement épuisé, vanné, interloqué, nettoyé, râpé, piétiné par le misérabilisme des événements, que force m’est de poser mon cul sur le carrelage. Le dos au mur, je regarde le triste décor environnant, avec des grilles, des portes brunâtres, des globes piquetés de chiures de mouches. Huis clos !
Et soudain, des hurlements se font entendre. On croirait une bande de Sioux dans un vouesterne d’avant-guerre, époque à laquelle les Indiens étaient tous méchants, cruels, tortionnaires, scalpeurs et zinzin, alors que dorénavant, par la grâce de la vague anti-raciste, ils sont devenus pauvres opprimés, gentils coopérateurs, génocidés de frais avec de la grandeur d’âme plein les plumes.
Une petite troupe effrayante déboule dans le couloir. Deux femmes en longue chemise de nuit, décoiffées, le regard en lance-flammes, les mains en avant, pareilles à des ceps de vigne séchés. Trois hommes plus bizarres encore, calmes par rapport aux donzelles, mais hagards, pâles, le teint ciré, ayant aux lèvres des sourires d’enfer comme on en voit sur certaines eaux-fortes, des sourires de suppliciés ou de bourreau. Ils portent des espèces de pyjamas rayés qui les font ressembler à des forçats. Ces personnages me cernent. Ils me contemplent fixement, avec cet air épouvantable de décider de mon destin, de peser le pour et le contre au sujet de ma vie, se demandant si elle est vraiment opportune et s’il ne conviendrait pas d’y mettre fin, comme si ma mort pouvait régulariser l’on ne sait quelle équivoque situation d’attente.
L’un des hommes, un quasi-vieillard, sans cheveux ni poils, avance un pied savaté vers ma poitrine et le promène sur mon corps, un peu comme s’il entendait en vérifier la consistance. Mais, brusquement, l’une des deux houris le bouscule d’un coup d’épaule et se place à califourchon sur moi. J’ai une vue imprenable sur son sexe velu de noir, comme l’écrivait la marquise de Sévigné dans sa Lettre Ouverte au Cul de Lucette. Et puis soudain, plus rien qu’une cataracte mousseuse. La folle me pisse sur la figure.
Je sais des messieurs qui raffolent de la chose et qui vont même jusqu’à implorer de gentilles dames complaisantes des vertus laxatives complémentaires. J’ébroue sous la trombe. Ça me dégouline de partout : dans les cheveux, les oreilles, le long du cou. Je voudrais fuir la rude averse. Impossible. Il semble que cet acte de vandalisme commis sur ma personne ait donné le signal du rush. Une grappe humaine (dirait un styliste affilié au syndicat des cordonniers) me tombe dessus, me noue, me roue, me roule, m’enclenche, me protube, m’éphémère. J’étouffe. Je subis des horions dispersatoires. Ma pensée s’étale comme de la pâte à tarte sous un rouleau. Un rouleau compresseur. Voilà, je suis un compressé. Le gros cylindre jaune barrant la route est une dernière évocation cohérente. Je crois entendre le grondement d’un train lancé à pleine vitesse et qui me vient contre. Le bruit de mon sang à mes tempes ? Possible.