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Voilà ce que je réfléchis, l’espace de très vite, pendant que Béru-le-routier pilote sa cochonnerie ambulante.

Il attend ma belle réplique, Mazda. La souhaite bien éclairante. Il escompte beaucoup de mon temps de pré-réponse, pensant que je décortique du vocabulaire propice à sa touffeur mentale.

— L’homme qui m’intéresse vient de tirer huit ans dans une maison centrale. Là-bas il s’occupait de la bibliothèque, donnait des cours à d’autres détenus ; un vrai modèle ! D’ailleurs il a obtenu une remise de peine pour bonne conduite.

— Qu’est-ce qu’il avait fait ?

— Rien.

Le Gros a une embardée qui amène la roue avant droite du camion à tutoyer le talus. Toute la gent porcine exclame sa frayeur d’un même cri suraigu.

— Tu te fous de moi ?

— Non.

— Ce mec a passé aux assiettes sans avoir rien fait ?

— Textuel.

— Ben esplique, quoi, bordel ! Faut tout t’arracher au tire-bouchon et amener son pot de vaseline avec técoinsse, quand tu joues les bêcheuses.

— Il y a dix ans environ, un comédien a été trouvé assassiné à son domicile, étranglé avec un lacet de cuir, très proprement. Oh, un type de troisième plan, un suisse alémanique plus ou moins originaire d’Europe centrale et qui jouait des panouilles à l’écran ; un officier allemand dans un film d’Occupation, un invité à monocle dans des réceptions d’ambassades, tu vois le topo ? Du sous Eric Von Stroheim au rabais.

— Y s’appelait comment t’est-ce ?

— Hans Klozett.

— Ça me dit quelque chose, importante Sa Majesté. Et z’alors ?

— Sur les lieux du crime, on a trouvé un porte-carte contenant un permis de conduire au nom de Walter Klozett.

— Son frelot ?

— Oui. Un mandat d’arrêt a été aussitôt délivré contre lui.

— Fatal…

— Le gars a été appréhendé une dizaine de jours plus tard dans un cercle qu’il avait l’habitude de fréquenter près de l’Opéra. Il a avoué immédiatement le meurtre de son frère. Mobile : la jalousie. Walter a prétendu que Hans cherchait à séduire une jeune femme ravissante dont il avait fait sa maîtresse, comme on dit en littérature décaféinée. Il est passé en cour d’Assises, son bavard a plaidé le crime passionnel. Il s’en est tiré avec 15 piges et n’en a fait que 8.

— Je vois toujours pas les raisons de ce bidule…

Un garenne téméraire traverse la route au pas de course. Je sens, à un frémissement du Mastar, qu’il est tenté de le courser, mais l’importance de son véhicule ne se prêtant guère à ce genre de chasse prohibée, Bérurier ravise.

— Hein, dis, à cause qu’on met sur pied un tel barnum ?

— Parce qu’un fait nouveau s’est produit récemment, Mister Jumbo.

— Si t’es certain que ça t’écorchera pas la gueule, dis-me-le.

— Le jour de l’assassinat de Hans Klozett, son frère Walter ne se trouvait pas à Paris mais à Dakar. On a découvert la chose voici moins d’un mois. Une preuve irréfutable : Walter Klozett figure sur une photo prise lors d’une réception officielle à l’aéroport, le Président Senghor recevait un autre chef d’état africain. Klozett ne faisait pas partie de la cérémonie, mais se trouvait au premier rang des curieux, visiblement il venait de débarquer d’un avion. On pourrait croire à un sosie, encore que sa photo eût été agrandie aux limites du possible, permettant de l’identifier formellement, mais on a en outre déniché sa fiche d’hôtel parmi un monceau d’archives miraculeusement préservées. Elle comporte sa signature. Et c’est SA signature, tu piges, Bébé Rosse ?

— Alors, pourquoi t’il s’est laissé enculper le meurtre de son frangin ?

— C’est ce que je suis chargé d’élucider, Gars. Car l’affaire est beaucoup plus compliquée qu’on peut le croire. Le Vieux ne m’a pas donné de précisions, il me l’a simplement laissé entendre.

Béru renifle des choses qui allaient lui échapper. Lorsqu’il est bien convaincu qu’elles ont réintégré ses sinus, il redonne du mou à ses réflexions.

— On aurait pas pu le manipuler du temps qu’il était au frais ?

— On a essayé. Plusieurs spécialistes de la confidence technique l’ont entrepris discrètement à la Centrale. Des années de cage : on supposait qu’il serait quelque peu amolli, qu’en tout cas sa méfiance ferait relâche. Que tchi ! Il n’a pas moufté. Alors on a hâté sa remise de peine pour que je puisse le prendre en mains et voilà…

Le poste de radio dont je me suis assuré la collaboration émet un crachotement annonciateur de message. Notre collègue Malnourry se produit sur nos petites ondes privées :

— Il a repris sa marche ! Mais, quand je suis passé près de lui, il ne m’a pas davantage regardé que précédemment, on pourrait le croire en état d’hypnose.

Car il aime assez à phraser, Malnourry. Les images bien tournées, c’est son blaud.

Je coupe.

Béru aussi, mais lui, ce sont les gaz. Il saute de sa cabine, relève le capot du camion, puis cramponne un jerrycan dans la soute et le décapsule en force.

— Hé ! qu’est-ce que tu fiches, connard ?

En guise de réponse, le v’là qu’arrose le moteur brûlant. Dieu merci, le bidon ne contenait pas de l’essence mais de l’eau. Un nuage de vapeur s’élève, qui noie notre horizon. Vitement, Sa Majesté rabat le capot et reprend sa place.

Fonce, à fond la caisse.

Ça n’en finit pas de fumasser épais. Quelqu’un pourrait croire que notre bolide est en flammes. Dans les métairies, au loin, on doit branler le combat de nous apercevoir commak, tout bouillonnant.

À mon tour de réclamer des explications à mon pote, mais il ne jacte pas. Les dents crochetées, le regard en boule, il fonce…

Vaguement, je distingue la silhouette de Walter Klozett devant nous, sur la droite.

On rejoint le taulard.

On le dépasse.

Quelques centaines de mètres plus loin, Bérurier stoppe.

Il retourne ouvrir le capot. Cette fois, la vapeur libérée sort en gros moutonnements oragesques. Pépère s’agite… Joue les paniqués. Tu le verrais gesticuler comme un hanneton agonisant. Il me crie des instructions. Il cabriole. Tu dirais que c’est lui qu’a le feu aux miches.

Pendant qu’il s’active ainsi, parfait dans son rôle de routier en surchauffe, le « libéré » continue imperturbablement sa marche.

Il arrive à notre hauteur, de son pas mal rythmé de type qui est resté des années sans marcher longtemps. On devine que des ampoules lui poussent aux talons et qu’il a les pinceaux en marmelade. Curieux, non, ce type qui, nanti d’un pécule, s’est mis en route, en rase campagne au sortir de la prison, sans essayer de prendre un train ou un bus, sans faire la moindre emplette.

Il a passé le porche de la maison d’arrêt, pris à main droite, marché, marché, traversant une banlieue ouvrière en coltinant sa vieille valise démantelée. Il n’a pas tort, Malnourry : on le croirait fectivement dans un état second. Ses yeux paraissent ne rien voir. Il est au bord de l’épuisement. Je suppose que la faim également doit le tenailler ?