Je m’apprête à désespérer un peu sur les bords lorsque la dame de mes songes orientaux gazouille :
— Si, italiano ?
La chérie !
Et comment que je le jaspine, l’italoche. Je m’en voudrais de pas. Une langue pareille, que rien que de lire l’annuaire des chemins de fer romains ça équivaut à de la musique !
Par contre, elle, elle ne le parle pas vraiment. Le comprend un peu, oui, chipotons point ; balance quelques mots, ci de-là, mais c’est pas demain la veille qu’elle pourra engueuler son concessionnaire Fiat en rital. Force m’est de me contenter du peu. À force de persévérance, en ponctuant du geste, en compuctant du ton, en ergotant des châsses, je finis par à peu près apprendre les choses suivantes : je me trouve en Libye, aux frontières tunisiennes, dans un patelin qui s’appelle Kabôchâr. Une partie de ce délicieux village est troglodyte. Ces derniers jours, une garnison est venue s’y installer, dans les meilleures maisons du village. Tout à l’heure, des soldats ont fouillé tout le secteur, y compris l’étrange habitation de mon hôtesse qui répond (pas la maison, l’hôtesse, au doux nom de Yamilé). Elle est veuve et vit dans ses grottes en compagnie de sa petite fille et de son vieux père.
Nanti de ces précieux renseignements, je la remercie de m’avoir hébergé et lui demande pourquoi elle prend un tel risque. Elle me fournit l’explication la plus péremptoire qui soit : parce que. Heureux d’être éclairé sur ses mobiles, je me détends un peu. Tu me verrais, tu croirais que je suis un ressort (à boudin) lâché dans un escalier. Je tressaille de partout, trembille, nervouze, branloche, cigogne, comme un qu’emproie une forte fièvre (en anglais fever). Ce que se rendant compte, Yamilé me prépare une tisane à base d’écorce de katimini macérée dans du gamachar. Et puis, une fois que j’ai éclusé le breuvage, elle m’entreprend dans une série d’explicances laborieuses, desquelles il appert (de quoi, je me le demande) que je dois lui donner mon peignoir-éponge. Profitant du reste de nuit dont s’obscurcit la campagne, elle ira le jeter dans un puits voisin, réputé pour sa profondeur, après avoir pris soin de perdre intentionnellement la ceinture au bord de ce point d’eau. Ainsi, mes pourchasseurs penseront que j’y ai chu en m’enfuyant. L’astuce me paraît valable et je défère à sa proposition. Bon, tiens le peignoir, chérie. Après quoi je me mets en boule sur les tapis. Yamilé me recouvre d’un truc puant comme une ménagerie et qui doit être une peau de bique. Jette trois brindilles dans la cheminée et s’en va. Mon sort est entre ses mains, comme disait un hareng. Qu’importe. Quand tu ne peux plus rien pour toi, laisse pouvoir les autres en priant Dieu pour qu’ils ne t’arnaquent pas trop beaucoup…
CHAPITRE XI
— Écoute, Grand…
La voix insiste, cordiale, familière. Celle du Gros.
Je trémulse au fond de mon engourdissement. Les poils de la peau de chèvre me chatouillent les narines et j’éternue. Ça achève de m’arracher aux langueurs de ce sommeil nauséeux. J’ai froid aux pieds. Mal à la gorge. Ça me rappelle quand je démarre une grippe, chez nous, à Saint-Cloud et que M’man met en place son dispositif d’urgence : grogs, aspirine, inhalations à l’eucalyptus…
— Oui, quoi ?
Dans l’épaisse pénombre du logement-grotte, la silhouette familière de mon vieux complice.
— Toi ici, Béru, mais comment se peut-ce ?
Il ne répond pas tout de suite. Puis, brusquement :
— T’es en plein coltar, Gars. Rentre à l’hosto. Si tu ne te laisses pas soigner, tu ne guériras jamais, quoi, merde ! T’as envie de boquiller de la pensarde jusqu’au restant de la fin de tes jours ? Allez, suis-moi ! D’abord, tu vas prendre froid dans le parc.
J’écarquille les vasistas. Je vois les branches d’un fort sapin, au-dessus de ma tête.
Bérurier est là, debout, l’air navré. Il ne me regarde pas dans les yeux, contrairement à son habitude. Ses prunelles jambonneuses se dispersent sur la pelouse où je gis. L’on dirait qu’il a honte.
De moi, tu penses ?
Probable.
— Allez, oust, suis-moi !
Je me regroupe pour un effort duraille. Lui tends la main pour qu’il m’aide, mais il feint de ne la pas voir. Au contraire, il enfouit ses battoirs dans ses vagues. Force m’est de me relever seul. Il fait gris. Des corbeaux se croisent en croassant dans le croissant de ciel qu’on voit entre les arbres du parc. Là-bas, les murs blafards de l’hospice. La jument à une fenêtre du premier. Elle semble guetter nos faits et gestes.
— Viens. Tu ne peux pas marcher plus vite ?
— Merde, y’a pas le feu !
— Plus vite, bon Dieu !
Je suis docile comme un toutou frétillant. Il me demanderait de lever la papatte, aussi sec, j’arroserais le pied du gros sapin.
Un brouillard léger m’ouate le chef, derechef. Là-haut, la jument verte a disparu de la fenêtre. Un vieil infirmier me regarde et pousse un cri, comme si j’étais un mort vivant.
— Grouille, grouille ! répète Béru…
Bon Dieu, je rêvais donc cette escapade en Libye ? Cela s’estompe de ma pensée, comme la buée sur la vitre de ta salle de bains quand t’ouvres la fenêtre. Je me rappelle tout juste la maison mauresque dans la nuit, avec le couloir éclairé, les dunes, la fille qui me conduisait par la main et bredouillait des mots d’italien, et aussi la petite fille endormie, avec ses cheveux noirs bouclés…
Quelqu’un se dresse tout à coup entre Béru et moi. Une forme blanche. Il s’agit d’une femme. C’est la fille blonde Jeanne-Evelyne, l’infirmière.
Elle me parle véhémentement, mais je suis sourdingue ou quoi, voilà que je ne perçois plus ses paroles. C’est une bouillie de phrases précipitées dans laquelle, pourtant, je pêche çà et là des mots italiens. « Momente ! No partire ! No partire ! Niente ! Niente ! » Qu’est-ce qui lui prend à user de cette langue, comme dans mon délire, naguère, la jolie Libyenne ?
Elle me saisit. Se pend à moi, me tire farouchement en arrière.
— Béru !
Il a disparu… Les murs de l’asile paraissent reculer comme quand tu te paies un zoom arrière. Ça filoche, filoche… Le parc suit. Puis ça se brouille. Je me sens mou de partout… Un vertige intense. Un tourniquet en folie. Me faut un point d’appui. Je n’ai plus que les bras frêles de Jeanne-Evelyne… Ils freinent ma chute. Je m’écroule. Le vieil infirmier accourt. Tiens, au fait, il est toujours là, lui. Mais… On dirait le vieillard aperçu en rêve dans le grand trou, devant l’une des ouvertures de la maison troglodyte. Mais oui, c’est lui. Et les deux bras de femme qui se bandent pour freiner mon écroulade paraissent bronzer à toute vibure. Ils prennent une teinte dorée pleine de reflets. Dans un effort, je parviens à regarder derrière moi. Yamilé, c’est Yamilé…
— T’arrives, oui ? lance au loin l’organe de Bérurier. Bouge-toi le cul, sacré nom d’ Dieu !
La voix de mon pote s’enfle.
— Viens, Sana ! Viens… Marche !
Il me gueule dans les oreilles. Insoutenable. Et pourtant, il n’est pas là. Je me trouve dans l’excavation de Kabôchâr.
— Allez, allez, oust ! Remue-toi, eh, pantoufle !
Trop fort. Ma tête éclate. Je porte mes mains à mes oreilles, par-dessus le pansement. Et je hurle…
Yamilé me prend la tête contre elle, en un geste sédatif. Le vieux et elle m’ont traîné dans la pièce enfumée qui sent la peau de bique et le bois brûlé. La petite fille est réveillée, elle me regarde avec curiosité. La voix du Gros continue de mugir comme mille sirènes détraquées dans mes oreilles. « Voilà, me dis-je, par-delà l’intolérable souffrance qui en résulte, cette fois, je suis totalement fou. Hallucinations auditives. Visuelles aussi… Mais les auditives me tuent. » Alors je secoue la tête en me la comprimant. Je voudrais m’arracher les tympans, tirer des coups de pétard dans mes trompes d’Eustache pour tuer ce bruit atroce. D’un geste péremptoire, la jeune femme m’oblige à baisser les mains. Elle pense probablement que je souffre de ma blessure car elle défait mon pansement. Un long serpent de gaze s’entortille sur le sol de terre. Et tout à coup, le mugissement paraît tomber de moi. J’éprouve un intense soulagement, proche du bonheur. Un allégement bizarre. Je suis bien… Yamilé discute avec le vieux, dans leur langue. Elle examine mes plaies en hochant la tête… Puis va quérir des petits pots de grès sur une étagère… Pendant qu’elle active, j’examine les deux trucs inattendus qui gisent à mes pieds. Deux espèces d’écouteurs ronds, reliés par un fil. Au milieu du fil, un petit bloc de métal. Drôle d’attirail. J’approche l’un des écouteurs de ma portugaise. La voix du Gravos continue de hululer. Nouvelle fantasmagorie ? Je ne sais plus sur quelle réalité danser, moi. Mais pourtant, un personnage nouveau qui avait fermé sa petite gueule jusqu’alors entre dans la ronde : mon instinct. Il est présent, soudain, le bougre, comme si on venait de le libérer. En ôtant le pansement, on lui a ouvert sa cage.