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Chez Yamilé, la cuisine ne vaut pas la fesse, ni même un détour. Mais enfin, tu ne peux pas demander à des gens qui habitent un trou de te confectionner des blanquettes à l’ancienne ou des filets de sole au vermouth, soyons logiques, et je sais que tu l’es.

Pour réparer de mes forces l’inoubliable outrage, la chérie me confectionne un plat de je ne sais quoi de dégueulasse, avec de la charognerie comme sauce, le tout très épicé. J’en consomme un brin, je crache quelques flammes intempestives et me déclare comblé. Bon, tu vois, ça se passe aimablement, à preuve c’est que tout de suite après le repas, je lui remets le couvert de manière classique, sans doute pour réagir contre son menu affreux, et également afin qu’elle sache que je suis capable de classicisme. Car les gonzesses, c’est comme les critiques littéraires : si tu veux leur démontrer des fantaisies haute voltige, faut parallèlement (et même perpendiculairement), leur administrer aussi la preuve que tu sais œuvrer à la papa. Car enfin, je vais te remarquer une chose : prends mon cas. Si je suis capable de te pondre un bouquin dans le style Maurice Druon, Maurice Druon, en revanche, ne serait pas foutu de t’écrire un San-Antonio. Je suis prêt à nous faire enfermer, lui et moi, dans une cage du zoo de Vincennes pour t’en administrer la preuve absolue.

Alors, oui, très bien, on rebelote à tout va sur les peaux de bique qui me donnent envie d’éternuer. La Yamilé, elle est pas sous les cèdres, mais ça ne l’empêche pas de grimper en pâmade comme toute une chacune.

Elle chope un panard dans le plus pur style bête à deux dos. Vlan, rran ! Simple et de bon ton. Le coït genre petits-commerçants-en-vacances, si tu vois ? Bonnetiers au Croisic ; ou marchands de couleurs à la Ciotat.

Quand on a terminé cette démonstration de tendresse, on s’aperçoit que la fillette de mon hôtesse est là, assise à nos côtés. Moi, j’en morticole d’honte, mais pas du tout Yamilé qui paraît trouver la chose normale. Ici, la nature s’accomplit dans l’honneur et la simplicité. Elle a ses droits, les met en application, bravo, o.k, vive monsieur le maire ! La mignonnette pousse la gentillesse jusqu’à aller chercher un seau d’eau à sa petite maman pour que celle-ci se rablutionne le cramouillard, c’est te dire la simplicité de tout ça. On ne se cache pas pour boire ni pour bouffer, pour dormir non plus. Alors pourquoi veux-tu qu’on aille s’encabaner dans des lieux ombreusement hermétiques ?

Tout en se rinçant le fricouzoff, Yamilé m’explique tant bien que mal qu’elle est mariée avec un gus travaillant à Tripoli (pour être au net). Il vient de temps à autre, une fois par an, plomber sa bergère. D’où son manque glandulaire, à Yamiloche. Une maison fermée, les charançons s’y foutent en trombe. Ça cloporte de partout : toujours cette invasion inexorable de la nature triomphante, belliqueuse. Alors, pour lutter contre la délabrance de son chaglinglin, elle se respire un julot, quand l’occase se présente, ma belle déesse. Un étranger si possible. Elle préfère. Jusqu’ici, elle a eu droit à quelques Égyptiens, un Irakien, un Syrien (il avait l’air d’un saint). Mais le colonel Kadafi, tu sais la manière farouche qu’il drive son bled ? Pas le genre liant. Il verrouille, cézigue. À outrance. Il est pour le circuit fermé. L’austère repli. Le Coran respecté. Le pétrole à tarif monstrueux.

Si bien que, de moins en moins il s’en pointe, des lurons, dans cette région dunesque. Autant en emporte le vent des sables ! Je constitue l’aubaine toute belle. Je suis le messager d’Allah, son porte-étendard. Elle tient à se profiter de moi, ma reine troglodyte. Elle va me faire écluser des décoctions spéciales, héréditaires, dont on se transmet la recette de mère en fille par ici. Y’a de l’écorce de Chybre macérée dans du Stûpre là-dedans, plus de l’extrait de cantharide au piment rouge. Effet garanti. T’en bois dix gouttes, illico tu te retrouves avec un compucteur gros comme le bras, qui semble sortir du congélateur, tellement il est dur. Ça promet, non ?

Seulement, mécollepâte, j’ai d’autres chats à fouetter.

Moins mignons que le sien, certes, mais autrement importants. Je gamberge…

À perte d’idées. Car, maintenant que je n’ai plus ces fumasseries d’écouteurs plaqués contre les étagères à Lissac la certitude m’envahit comme quoi je ne délire plus. Je me sens infiniment lucide, présent dans mon présent, en puissance de futur. Je veux m’arracher à cette incroyable histoire. Les ténèbres, les limbes, le brouillard, bon, d’accord, mais ça n’a qu’un temps. J’ai besoin de lumière, moi. D’action.

Et j’en aurai.

CHAPITRE XII

— Tu es sublime ! lui déclaré-je en pur français.

Elle pige pas, mais elle devine le compliment à mon expression, et me sourit un remerciement.

Faut dire que je l’ai aidée à s’attifer. Dans le cœur de tout Français, y’a un Dior ou un Balmain qui sommeille. L’homme, le plus rude, le plus éloigné du falbala, s’il veut s’en donner la peine, il trouve le moyen de rendre belle une sœur. Fouillant dans ses voiles, ses châles, ses fanfreluches mauresques, je te l’ai sapée bayadère, la chérie. Et du khôl par-ci, un peu de rouge par-là ; tu la verrais ! Sa chevelure brillante, coiffée à ma manière, avec une perlouze de verre sur le front. Elle fait plus hindoue que libyenne. Pour rester insensible à ses charmes, faudrait être statue de marbre, cheval de bois ou académicien.

Ainsi parée, elle ramasse son couffin et part.

Ne me reste plus qu’à attendre.

Le vieux martèle une plaque de cuivre, sur le seuil. Il est pittoresque, ce bonhomme plein de barbe. On dirait un griffon blanchi. La petite gosse tisse un tapis avec une patience forcenée. Ils sont silencieux, tous les deux, grand-papa et la môme. N’échangent que de rares paroles pour se dire des trucs précis, nécessaires à leur vie.

Je porte l’écouteur à mon oreille. Maintenant, il est silencieux ; « ils » ont renoncé à me récupérer par ce moyen. Je touche ma tête dépansée. Des croûtes émaillent mes cheveux. Je cicatrise bien. Certaines plaies sont même à peu près guéries. Combien de temps s’est écoulé depuis le moment où je me trouvais au volant d’un camion, avec Béru et Walter Klozett près de moi ? Et que s’est-il passé, depuis lors ? Je revois le Vieux, en train de m’engueuler. Le cadavre de Malnourry. La journaliste devenue infirmière. La jument verte. Le gros médecin à moustache. La fenêtre murée ; puis plus murée… Tout ça, dis, c’était quoi ? Du cauchemar au L.S.D ?

J’aimerais bien comprendre. Savoir… J’en peux plus de mystère, moi. J’éclate de trop d’énigmes accumulées. L’invraisemblance me dilate le cigare. Pourtant je me sens apaisé. J’ai confiance en moi, donc en la vie.

Et puis, que j’ t’apprenne une chose : mes forces reviennent. En force ! Le bouffement de Yamilé est inhumain, mais il te redresse un mec. Du sirop de feu, j’ingurgite. Me v’là tout en piment rouge ou poivre vert. Bourré d’élixirs miracles, oint d’onguents magiques. Les Mille et une Noyes, mon pote ! Je chique les Ali Baba.

Le tapis de la fillette, c’est un peu comme la vie : ça se constitue, brin à brin. Tu ne piges pas le motif sur le moment. Faut du temps pour qu’une démarche s’affirme, que le dessin naisse. Mais ça vient par minuscules surfaces…

Les doigts agiles jouent avec la trame comme avec une harpe aux cordes rapprochées. C’est fascinant. Ça m’hypnotise. Tant tellement que les minutes passent et que revient Yamilé, avec son couffin vide et l’œil triomphant.

— Bene ? je lui demande.

— Bene ! elle me répond.

— Questa notte ?