— Je cause, je cause, n’est-ce pas ? poursuis-je, mais je sais faire autre chose. Je cause parce que j’ai le temps, doc. Inestimable à notre époque d’avoir le temps.
L’idée me vient, que j’espérais. Dans l’espoir de laquelle je faisais brûler un cierge… Simple, chouette.
— Dites, toubib, on me croyait mort, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Vous savez pourquoi ?
— Le peignoir, près du puits Arouâménah, il ricane.
— Exact.
— Bonne astuce, convient mon ex-geôlier.
Je me penche. Je biche son grimpant à deux mains, achève de le lui ôter et le tends à Yamilé. En quelques mots, elle pige. On se comprend d’ailleurs de mieux en mieux depuis qu’on s’envoie dans les délices et orgues, nous deux. Rien qui facilite autant les échanges qu’une bonne tringlée.
Yamilé se taille avec le bénouze de mon compagnon.
— Pas besoin de vous faire un dessin, doc, vous avez déjà pigé, je gage ? Elle va filer votre falzar dans le puits. On croira que vous vous y êtes noyé, ou que quelqu’un vous a précipité dedans, ce qui revient au même ; bref, que vous êtes mort.
« Vous voyez bien que nous avons le temps. Car c’est pas ici qu’on viendra vous chercher ».
Là-dessus, je me roule dans une couvrante et me mets en position de ronflette.
CHAPITRE XIII
Le soleil. Les insectes. Le lent martèlement du vieux ciselant ses plateaux de cuivre.
Le docteur moustachu est réveillé. Il mate autour de lui d’un air tout ce qu’il y a de morose.
— J’ai besoin de…
— De quoi, doc ?
Brutal, il répond :
— De ch… !
Et mézigue, en bâillant :
— Qu’est-ce qui vous en empêche, vous n’avez même pas à ôter votre pantalon.
— Je ne vais tout de même pas faire sous moi !
— Ne vous tracassez pas pour l’odeur, avec cette fumée persistante on a le sens olfactif en panne.
Yamilé prépare du thé à la menthe. Un délice. Elle met de la menthe fraîche dans une vieille bouilloire cabossée et, quand le truc est suffisamment infusé, le verse de très haut, dans des verres minuscules comme les verres à Fendant. Je bois, c’est bon. Elle a préparé des galettes plates et larges, qui sèchent vite, mais ne sont pas mauvaises quand on les bouffe chaudes.
J’en croque une, après qu’on a roulé dedans une décoction de lait caillé et d’herbes qui me fait songer à certains fromages battus que Félicie m’accommode, l’été.
Le doc me mate, de plus en plus désespéré. Je ne lui propose rien. Je fais ma gymnastique, comme tous les morninges, manière de ne pas laisser rouiller l’homme. Je vais de mieux en mieux. Repos, gym, tringlette. La vie troglodyte a du bon. Ensuite je joue avec la petite fille. Elle porte un nom à coucher dehors que je ne parviens pas à retenir, alors, pour simplifier, je l’appelle Mauricette, et ça va tout aussi bien.
La monnaie, les frontières, les bonnes manières… Je lui apprends un peu de françouze, ça l’amuse. Elle rit. Je crois qu’elle m’aime bien.
Les heures passent. Le doc l’a de plus en plus saumâtre. Franchement, tu sais, je tiens le bon bout avec ce lascar. Je viens de découvrir une arme efficace : l’inertie. Ce type, je l’ai entravé. Et puis finito : je ne m’en occupe plus. Ne lui parle pas. Ne lui donne rien à bouffer, Je laisse les heures le grignoter. Chaque minute qui s’écoule lui file un coup de râpe supplémentaire, me le prépare…
Mon indifférence lui grimpe au caberluche. Culnu, ça démoralise. C’est toute une philosophie héréditaire à reconsidérer…
Vers midi, il me prévient :
— Je vais ch…, vous savez ! J’ai mes limites.
En guise de réponse, j’ hausse les épaules.
Vaincu par ses entrailles, il se libère. Te dire que tout cela soit amusant, non. Mais je dois suivre mon attitude jusqu’au bout, sinon elle ne rimerait à rien et nous aurions tous perdu notre temps, moi, lui et toi. Je vais m’installer devant la lourde pour avoir droit à de l’oxygène non pollué.
Une plombe plus tard, il m’appelle :
— Hé, dites ?
— Hmmm, doc ?
— Ça va durer longtemps, cette plaisanterie ?
— Vous êtes juge. Tant que vous ne me raconterez pas ce que je veux savoir, vous resterez ainsi, je le jure.
— Vous voulez savoir quoi ?
— Tout !
— Mais tout quoi, bon Dieu ?
— Tout, à compter de l’instant où j’ai défoncé le mur de l’hospice au volant de ce camion.
Il marmonne des désabusances.
— Moi, vous savez, dans tout ça… Je suis médecin.
Je ne moufte pas, feins de l’ignorer, de ne pas l’entendre.
— Vous avez peut-être entendu parler de moi : professeur Baloche ?
Silence indifférent de Santonio.
Mais ma gamberge enroule, gentiment. Professeur Baloche. Le procès Baloche. Il y a combien de temps, déjà ? Dix ans ? Un médecin brillant, aux recherches attendues. Spécialiste du cerveau ! Il avait mille qualités mais un défaut grave : il se servait un peu trop de ses clients comme cobayes et se livrait sur eux à des expériences sans leur demander leur avis. Certains ont mal tourné. Il est passé aux Assises. A obtenu sans difficulté quelques années de taule. On l’a radié de l’ordre des toubibs. Voilà Baloche. Il n’avait pas cette grosse moustache, à l’époque, et il était moins gras.
Intéressant.
— Vrai, vous ne me connaissez pas ?
— Plus ou moins.
C’est lui qui m’interroge à c’t’ heure ! Je le sens déjà à ma main et ma sérénité s’en accroît.
— À ma sortie de prison, poursuit-il, j’ai reçu des propositions d’un pays arabe. On mettait de gros moyens à ma disposition pour continuer mes recherches. Plutôt que d’être un banni dans mon pays, j’ai accepté, la science n’a pas de patrie.
Je vais jeter quelque écorce de palmiers dans la cheminée. Une fumaga sombre se répand. Mauricette m’apporte des dattes fraîches qui ont un goût fade et une chair beurrée. Pour lui faire plaisir, j’en mange deux ou trois. Leur peau est légèrement amère, avec un goût végétal très poussé. J’ai l’impression de mâcher un roseau.
— Écoutez, commissaire, vous êtes un homme civilisé, non ? Vous n’allez pas me laisser…
— Si.
— Mais enfin…
— Voyons, Baloche, vous n’avez pas eu de scrupules avec moi. Pourquoi devrais-je en avoir, moi, vis-à-vis de vous ?
Argument sans beaucoup de réplique, Votre Honneur.
Il se racle le gosier.
— Voulez-vous que je vous dise ?
— Je ne veux que ça, mon pauvre doc.
— Je vais tout vous raconter, du moins ce que je sais, moi. Vous verrez que ça ne vous mènera à rien. Vous êtes foutu, mon vieux.
On se regarde. Il paraît sincère. Il y a même, chose curieuse, une vague compassion dans ses yeux rougis. Dans le fond, tu sais qu’il n’est pas tellement antipathique, ce mec-là. Seulement, sa vie a pris une mauvaise pente et tout s’est déglingué pour lui.
Le voilà qui se met à me narrer.
J’écoute attentivement son passionnant récit, me demandant si c’est pas une nouvelle version des Mille et une Nuits qu’il me balance là.
Ça paraît si mal tenir debout.
Pourtant, j’ai tendance à le croire, précisément parce qu’il est incroyable : un scientifique n’est pas capable d’inventer des trucs pareils.
Je suppose que t’aimerais savoir, hein, pie borgne ?
Eh ben, fume, mon gamin.