Paré ? Paré.
Je me fous au volant.
Manœuvre… Pas fastoche de conduire avec une bouteille d’oxygène attachée à la taille. Mais je vais pas m’amuser à ôter mon masque pour piquer un roupillon avec ces messieurs. Tu vois d’ici ce réveil en commun ?
Je procède laborieusement, en me tenant de guingois. Je sors la chignole du hangar, décris une large courbe pour éviter les pionceurs extérieurs et redresse l’auto.
C’est alors que mon regard aigu comme un accent du même nom, tombe en arrêt sur un petit objet coincé entre les deux banquettes avant…
J’en empare. Tu sais quoi ? Un couteau. Un vieux ya usé, marque Opinel. Un petit piton est vissé à l’extrémité du manche pour permettre d’accrocher le couteau à une chaînette. Et sur une face du manche, avec une pointe rougie, on a maladroitement gravé un « B » tremblé, dodu, naïf comme l’homme dont il est l’initiale du nom, si tu veux m’autoriser à titre exceptionnel une phrase aussi charabiée. Le couteau du Gros ! Ici ! En plein désert… Dans cette tire militaire. C’est comme si j’avais Béru devant moi. Oui, presque.
Une âcre émotion m’agresse. Je caresse cet objet luisant d’usure, ébréché, modeste.
Et, mon coup de vape surmonté, je me mets à phosphorer. Ce coutanche, Bérurier ne s’en sépare jamais. C’est son prolongement humain. Avec ça qu’il bouffe, le Mastar. Dès qu’à table, il le sort de sa vague et l’ouvre avec les dents. Il coupe son pain en gros cubes, avec l’Opinel, de même que sa bidoche, car la lame est aiguisée à l’extrême. Il pourrait presque se raser avec, je crois bien.
Donc, si cet objet se trouve ici, c’est qu’on l’a volé au Dodu. Mais qui volerait cette épave de couteau ? Pas les patrons. Elle ne saurait intéresser que des gens démunis comme les soldats. À preuve, elle se trouve dans un véhicule de service.
Je coupe le jus.
Un espoir dingue m’enivre. Et si…
Tu vois pas ?
Je reviens dans la caserne miniature. Salaud de Baloche ! il ne m’a pas soufflé mot de la chose.
Le drapeau libyen pend au-dessus de la lourde, morne dans le clair de lune, avec ses bandes horizontales rouge, blanche et noire.
San-Antonio le valeureux replonge dans la caserne. Bâtiment très schématique. Il ne comporte que deux grandes pièces garnies de paillasses, un chiotte dont je te passe les détails. Une sorte de cuisine où dort le Noir, un dépôt où se trouvent entreposées des denrées diverses… Et puis voilà tout.
Je m’arrête, perplexe, mon instinct en alerte. Un vague tourment me vrille le système. Je subodore de l’anomalie. Je veux deviner ce qui me cause ce sentiment. Pas fastoche. Tout paraît si misérable, si simple, si tranquille.
Si je n’étais contraint de garder ce masque respiratoire devant la bouche, j’appellerais Béru. À tout hasard…
Qu’est-ce qui me semble anormal dans cette médiocrité ?
Curieux, comme ton subconscient enregistre des détails qui échappent à ton entendement normal, à ta voyance quotidienne.
Pourquoi devine-t-il ce que tu ne saurais comprendre du premier œil ?
Le portrait du ravissant colonel Kadafi me fixe intensément. De la personnalité, du charme, un chef ! Je me dis qu’il faut de la santé pour gouverner un pays. En prendre la tête, d’ac, je veux bien. Ça doit être jouissant, la course au pouvoir, l’escalade des échelons et des échines, les feintes à Jules pour biter le confrère, le graissage de conscience, l’enculage à sec, les promesses qu’on ne tient pas, celles qu’on tient sans avoir promis, les secrets d’alcôve, les dossiers brandis, le chantage mondain, les menaces, les pipes, la chaleur humaine, le blabla, le drapeau, les micros, les mains, les mains, l’accolade aux bérets, le bouquet de la petite fille, les dix pour cent, les garanties sur l’avenir, les appels au peuple, le cul sur la commode, les chausses-trapes, les affiches, la téloche (Libyens, Libyennes, je vous ai compris chouïa), le cher vieux pays qui… Le cher vieux pays qu’on… Le cher vieux pays con. La lune. L’union. L’oignon. Le reste… Bon, moi, je suis preneur, tout ça. Pute, vendu, baratineur, baths rôles de composition. Je demande qu’à essayer. Mais si je gagne le trône, mon z’ami. Si je l’accède, tu sais quoi ? J’y perce un trou pour le déguiser en siège chiotteur, façon Louis-le-Grand, je défèque un bon coup et je démissionne. En leur expliquant bien la vraie vérité de mes intentions, de mes intonations, comme quoi ma seule ambition profonde était d’ordre laxatif ; qu’en fait, tout ce que voulais c’était venir me libérer la boyasse au Palais et puis vite repartir, sans prendre le temps de me torcher en laissant mon message suprême.
Oui, voilà ma divagation. Pas méchante, au fond. Polissonne, juste. Ça se résume toujours à ça, mes colères : une grosse blague.
Alors on se regarde, avec Kadafi. Il paraît intrigué par mon masque. C’est le genre d’homme qui doit aimer comprendre. Tout comprendre, jamais laisser de la poussière se déposer sur ses méninges.
Sous sa photo, il y a un tapis tendu contre la cloison, peut-être pour que ça fasse un peu autel, vénération ? Les grands de ce monde, en réalité ils sont aussi petits que les autres, alors on leur met plein de dorures autour pour tenter de les déifier un p’tit brin. On commence par les foutre dans des palais. On les cerne de pompes, d’égards, de tapis, de marbre. On crée tout un univers hollywoodien. De l’immense, du démesuré, du rien de trop beau. Et on les fout dans ce faste pour les grandir. Mais plus c’est vaste et fastueux, plus ils paraissent microbards, ces pauvres pafs. T’imagines, toi, la reine d’Angleterre sur son bidet, dans l’immense Buckingham Palace ? Et les robots — gardes qu’arpentent le paveton, tchiac, tchiac, tchiac, tchiac pendant que la gracieuse majesté se déterge l’oigne. Moi, tu vois, c’est toujours à cet aspect des choses que je pense, ça te permet de contrôler ton admiration.
Un morceau de tresse pend de l’angle supérieur droit du tapis.
Je tire dessus.
La porte que le tapis masquait s’ouvre et une niche basse mais profonde apparaît. Je vois une masse à terre. Si tu n’as pas encore deviné qu’il s’agit de mon cher Bérurier, c’est que tu es tellement amoindri du bulbe que tu pourrais te raser rien qu’en regardant la photographie de Monsieur Gérald Ford, Président des Zu hes ah par contumace.
CHAPITRE XV
Comme il est ligoté et plus inanimé qu’un objet doté d’une âme, je décide de le transporter à la Land Rover sans ses bourses délier car il est toujours plus zaizé de coltiner un paquet muni d’une ficelle.
Poum. Le v’là allongé à l’arrière de la guinde.
Cette fois je décarre, suant sang et eau sans cahots. À cinquante mètres du village, je me déleste du masque et de la boutanche d’oxygène. Le chemin se divise en une fourche aux dents inégales. La dent de gauche est carrossable et mène vers ailleurs, celle de droite s’étrécit et conduit vers le trou qu’habite Yamilé. J’ai promis à la toute belle de revenir à sa tanière, sitôt mon coup de main opéré, mais franchement, je n’ai pas le cœur à aller briser le sien. La grande scène des adieux, quand tu peux l’éviter, évite-la. Les reniflanches, les agrippades (d’Aubigné), les « forget me not » et succédanés sont des mièvreries auxquelles un homme de ma trempe (merci pour lui) ne doit pas s’abandonner.
Alors, je prends à gauche.
Voilà…
Mais à peine ai-je parcouru un demi-kilomètre, que qui c’est que je vois sur son âne et le bord de la route ? Ma Yamilé, plus belle que jamais dans son voile. Si pure, si altière, qu’il m’en vient des frissons jusque dans les contrepoids.
La lune met des coulées d’or sombre sur son doux visage.