Выбрать главу

En l’apercevant, dans ce bureau à portrait franquiste du commissariat, j’ai un élan de rare bonheur. Une indicible tendresse me fait miroiter l’âme.

— Béru ! Mon vieux Béru !

Voilà ce que j’exclame d’une voix tellement noyée qu’il va falloir lui faire la respiration artificielle.

Et tu sais quoi il répond, l’Enflé, en ponctuant d’un bref hochement de tronche ?

— M’sieur.

Très sec, très mince, presque hostile.

— M’sieur ! Comme on lance à son nouveau voisin de palier quand on le croise dans l’escadrin.

L’un des policiers de la ville, celui qui exprime français, prend l’initiative.

— Vous reconnaissez cet homme ? demande-t-il à Bérurier.

— Sifflet, sifflet, admet le Gros, urbain. Y s’appelle Walter Klozett.

J’en ai le cerveau qui titube dans son écrin, et la moelle épinière qui givre.

Alors, non ? Toujours pas guéri, le Sana ? Tu continues de valdinguer dans les sombres berlues, mon pauvre pigeon ? En ce moment, tu te crois en compagnie de Béru chez les poulardins espagos, mais d’ici vingt secondes, tu vas peut-être gambader sur la scène des Folies Bergère, ou glisser dans un traîneau de rêve le long d’un lac de Finlande ; va savoir. Je fais appel à ce qui pourrait subsister de valable dans mon caberlingue démantelé, c’est-à-dire à mon bon sens. Faut coûte que coûte se maintenir dans l’axe d’une certaine logique.

Je me dis : Et si tu te trouvais en réalité dans l’hôpital psychiatrique ? Supposons que ton accident t’ait durement chamboulé la pensarde et que tu n’aies jamais quitté ton lit, là-bas… Pardon : ici ! Voilà, la vérité. Tu gis dans un plumard, aux prises avec des chiées de fantasmes. T’as été tellement imprégné par cette mission Walter Klozett que tu t’identifies à lui dans ton délire. Et tu crois que tes proches également. En somme y’a refus de ta propre personnalité à cause de l’échec subi initialement. Si Félicie était là, elle t’appellerait également « Monsieur Klozett ». Faut attendre et espérer. Espérer que cette mauvaise herbe sera arrachée de ta berluche. Bon, alors, banco, t’es Walter Klozett. À quoi bon insurger, lutter, tenter d’en appeler à la raison du Gros puisque c’est la tienne qui foire ? Continue de vagabonder d’Evelyne-Jeanne en Yamilé, de Libye en Espagne… De poste militaire dans le désert en commissariat miteux.

Le Gros parle et je m’efforce d’écouter.

C’est d’autant plus fastoche que cette hallucination qui le place près de moi, en compagnie de flics espanches, est plus parfaite que la réalité la plus éperdument conforme.

Il dit :

— Je suis régisseur de production aux films « Paramammouth ». On tourne dans le désert espagnol, pas très loin d’ici. Walter Klozett est figurant. Il fait un marchand de tapis dans Alice Baba au Pays des Mille et une Merveilles. Hier soir, on s’est engueulé, lui z’et moi. Et y m’a flanqué un mauvais chtar derrière la coiffe, là qu’est la nuque, v’ voyez ? Ensuite, j’ sais plus. Je m’ai repris la connaissance chez ce docteur. C’est tout c’t’ au sujet de quoi je peux dire.

Les policiers, ceux de la ville, çui de la cambrousse, parlementent devant l’embrasure de la fenêtre. J’en profite pour m’adresser à mister Gradu.

— Gros ! soufflé-je…

Il ne répond point. Je force un tantisoit le ton.

— Eh, Gros ?

Alors il tourne dans ma direction une bouille fermée, au regard vide de toute sympathie.

— C’t’ à moi que vous causez ?

Je renonce.

Les trois mecs se disloquent à la faveur d’une décision prise en commun. Ils appellent des subordonnés, téléphonent, affrètent des véhicules.

Je sens qu’on va remuer…

* * *

Le paysage se modifie très rapidement, une fois franchies les collines. Il devient sec, rèche, pelé, galeux… Blanc et jaune. Et la chaleur cogne.

Nous roulons dans une bagnole de police qui fend la bise, conduite de deux mains sûres par l’un des perdreaux de la ville. Il a rechargé sa gomina, cézigue, et sa nuque sombre brille comme une peau de dauphin jailli de l’onde. Elle a des reflets bleutés. La radio diffuse un machin à castagnettes. Ça produit des roulements infinis, presque identiques à un solo de batterie. Et puis une voix de gonzesse éclate : « Lalalalère Ollalla lala… » ainsi de suite. Toute l’Espagne ! Pas mal interprété pour une voix de rêve.

Deux poulets en uniforme nous accompagnent. Dans un second véhicule, se trouvent Béru et les deux autres policiers. En plus, on a un motard pour nous ouvrir la route, ce qui est parfaitement superfétatoire, vu qu’excepté une chignole, temps à autre, ou une dame juchée sur un bourricot trottineur, la voie est aussi libre que l’air que nous respirons.

Bon, mes sbires me conduisent à Kabôchâr, du moins à ce village perdu aux confins désertiques que Yamilé me disait s’appeler Kabôchâr.

De jour, je retapisse bien tout, chose que je n’avais pas encore eu l’occasion de réaliser pour l’excellente raison que je ne m’y suis déplacé qu’en cauchemar et de nuit !

Ainsi, lorsqu’on se pointe dans ce village, à la lumière impétueuse du mahomed, je pige subito que les quelques maisons sont fabriquées pour la circonstance. Ça fait décor, comprends-tu ? Et aussi les arbres. Les palmiers ? Bidons ! Plantés là pour la circonstance. Y’a plein de camions bleus, sur lesquels on lit « Les films Paramammouth ». Et des tentes immenses… Des projos en quantité. Des réflecteurs pour balancer les ardeurs du soleil dans les mirettes aux stars… Ça vient, va, court, vole. Ça hurle, ça gesticule. On voit des gnars fardés, avec des kleenex autour du col pour se protéger la limouille. Des types loqués d’uniformes… libyens ? Des jeeps ! Des dromadaires et des ânons parqués.

Sur la droite, une piste conduit à l’endroit où j’ai séjourné. Je reconnais le faux hôpital, la minuscule caserne… Le hangar… Dans le fond une dune. Mais constituée avec un bulldozer, sûrement.

Et puis, comme on continue, voici le grand trou troglodyte. Dedans, sont concentrés techniciens, matériels et acteurs. Les groupes électrogènes cernent l’immense excavation. Au fond des projos arrosent à tout va.

Ils sont en train de tourner une scène où on voit un vieil arbi marteler le cuivre, sous le regard attentif d’une petite fille aux cheveux bouclés. L’actrice principale, c’est Yamilé. Attifée faut voir comme. Du brocard, de la soie, des diadèmes. Y’a un prince charmant qui vient la pêcher dans son trou, à ce que je présume. Il est bathouze tout plein, ressemble à Homard Shériff. Va lui filer sa crevette rose dans pas longtemps, la manière qu’il lui l’enlace la taille et frémit des cils.

Un mec aboie des ordres. Un gros, avec une forte moustache. Le docteur Baloche ! Il porte une visière verte sur le front pour se protéger la frime des ardeurs du soleil. C’est lui qui crie « Moteur » ! Et, quand une voix a annoncé « Ça tourne », il dit encore « Partez » ! Alors Yamilé et le prince charmant, beau comme un mannequin de la Samaritaine déguisé en comte Persan, émergent du trou. S’approchent du vieux tapoteur de cuivre. Elle s’incline devant lui. Il a un geste genre bénisseur, le côté « Va et qu’Allah fasse gaffe à tes os, ma poule. » Le prince pose la main droite sur sa poitrine et s’incline aussi. C’est beau. On devine que ç’aura du succès et que la téloche rachètera un bon prix.

Je vais d’émerveillements en surprises, moi, pour changer. Figure-toi que, dans ce nouveau songe en scope couleur, y’a une fille blonde assise dans un fauteuil de toile. Une belle blonde qui n’est autre qu’Evelyne-Jeanne. Et puis, à l’écart, dans un coin d’ombre, je retapisse la jument verte qui, armée d’une houpette aussi grosse que les miennes, tartine la hure d’un comédien habillé en eunuque.