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Le matin, j’ai droit à un café très fort. Moi qui ai horreur du caoua lorsque la cuillère tient debout dedans. Une tartine de pain beurré. Grosse, bonne. Elle me rappelle mon enfance, les vacances à la campagne. J’en bouffais combien ?

Je fais ma toilette au lavabo de fer rouillé, dont l’unique robinet goutte à t’en écorcher les nerfs. Le savon est épais comme un os de seiche et des poils de quels culs sont restés après ? Noirs et frisés, latins.

À peine suis-je rhabillé (une gandoura, c’est facile à passer) qu’on vient me chercher.

Cette fois on m’emmène à bord d’une fourgonnette. Je ne peux pas mater à l’extérieur car elle n’est aérée que par des ouvertures horizontales dont chacune est surmontée d’un rebord plongeant.

On roule un bon moment. Difficile à apprécier. Peut-être une heure ? Peut-être un peu plus ?

À la résonance particulière, je sens qu’on pénètre dans une grande cour pavée et close de murs. Une nouvelle prison, une vraie, une grande, bien outillée, conçue pour beaucoup de pensionnaires ?

Effectivement, je descends devant un perron austère, malgré le soleil et le crépi blanc cru de la façade. La construction est à deux étages. Il y a des barreaux aux fenêtres, mais des stores bleus corrigent l’angoissante sévérité des lieux…

On me fait descendre. Je grimpe les marches. Voici un hall avec du sol synthétique, des boiseries claires, des portes en verre. Un petit bureau à gauche de l’entrée. L’un des perdreaux qui m’escortent va parlementer, un dossier sous le bras.

Ça dure un bout de moment. Je perçois des coups de tampon. Ensuite, le poulet réapparaît, il fait un signe à celui, en uniforme, qui m’a tenu compagnie. Ce dernier me débarrasse de mon cabriolet grand sport. Dès lors, les choses se précipitent. Deux infirmiers athlétiques, noirs de peau, poilus comme des gorilles, viennent m’emparer et m’emmènent.

On suit un large couloir désert.

Une porte. Un des gorilles toque.

C’est le bureau du docteur barbichu qui est venu me voir dans ma cellule. Ici, il porte une longue blouse blanche, ouverte sur le devant. On voit son gilet à rayures fines, sa chaîne de montre, sa cravate de soie grise.

— Asseyez-vous !

Je cherche machinalement. Un fauteuil de moleskine s’offre. Je m’y laisse tomber. Le médecin fait pivoter le sien pour se trouver face à moi. Au-dessus de lui, sur le mur du fond, s’épanouit la photo d’un mec qui pourrait presque être lui, mais qui n’est pas lui. Un type ayant à peu près son âge, avec un air plus amène. À la qualité de l’image, je comprends qu’il s’agit d’un vieux cliché.

— Monsieur votre père, je suppose ? fais-je en montrant le portrait.

Il opine.

— Oui, en effet.

— Il était également médecin ?

— C’est lui qui a fondé cet hôpital.

Hôpital ! Bon, on dirait que je boucle la boucle, non ?

— Pourquoi m’a-t-on amené ici, docteur ?

— Pour vous soigner, mon ami.

— On a recherché mon identité ?

— Ç’a été fait…

— Alors, je…

Il esquisse un geste rapide pour m’imposer silence.

— Voici une photocopie du câble adressé par les services de l’Identité Judiciaire de Paris…

C’est assez mal tiré, sur un appareil déjà vioque. Dans les tons violet passé.

Je reconnais, non sans émotion, le papier à en-tête. Et jusqu’aux caractères de la machine à écrire. 

À Monsieur le Commissaire Brossa Reluir. Malaga.

Les empreintes et les photographies que vous nous communiquez sont celles de Walter Klozett, sujet suisse, convaincu du meurtre de son frère cadet, Hans. Walter Klozett a été libéré le…

Je repose le document sur le coin du bureau.

— Alors, mon ami ? fait le médecin.

Son ami hausse les épaules.

Son ami en a marre.

— Je crois que vous avez raison, docteur : il faut me soigner !

Voilà ce que lui répond son ami !

CHAPITRE XIX

Tout de même, ils ne m’estiment pas dangereux dans la taule, puisqu’ils m’installent dans une salle commune.

Peu commune, d’ailleurs, car nous ne sommes que quatre « malades ».

Il y a là un gros bonhomme blond avec une barbe frisée étalée sur ses draps. Il ressemble à Peter Ustinov. Il est britiche, cézigue, et sa folie est mystique. En effet, il passe son temps à prier à haute voix. Il implore le « god » de sauver le monde en péril, ce qui procède d’un sentiment élevé. Deux autres sont des naturels du pays, genre mal dégrossis. Ils restent assis dans leur fauteuil d’osier et marmonnent des trucs inintelligibles. Le plus jeune, par instants, se met à causer cul. Mais très véhémentement. Il dit qu’il va rencontrer une dame du nom de Dolorès et lui enfoncer un manche de charrue dans l’oigne pour se ménager un passage apte à l’accueillir, ce qui inciterait à faire croire, soit que ce personnage a la folie des grosseurs, soit qu’il est chibré Jumbo, avec un chapeau d’évêque large commak.

Drôle de compagnie.

Je m’étends. J’en aurai passé des heures à l’horizontale ces derniers temps. Je dois prendre du kilogramme, mine de rien. Encore que certains médecins prétendent que le lit fait maigrir.

Mon sort bascule. Je suis comme sur une escarpolette suspendue au-dessus du néant. Je me balance. Poussez ! Poussez ! nani, nanèèèère…

Un coup je me crois dans le réel, un autre coup dans le coltar. Pas une sinécure… Le gros fading, en fait, me vient de ce lâchage de Béru et de mes chefs. C’est bien la preuve que je suis en état second, que je macère dans le débigochage mental, sinon, ils n’iraient pas affirmer, tous, que je suis Walter Klozett.

Walter Klozett, moi ! Je te demande un peu.

Le barbu pousse une exclamation, comme quoi il voit Dieu ! Je l’envie. J’aimerais fortement avoir une conversation avec Lui. Qu’Il m’affranchisse sur ce micmac, le doux Seigneur. Savoir ce qui Lui prend de malmener ainsi Ses créatures.

Suis-je Walter Klozett ?

Suis-je San-Antonio ?

Duquel ai-je entendu parler, de l’un ou de l’autre ?

Lequel des deux ai-je l’honneur d’être ?

Au dîner, y’a du poisson, et puis des calamars frits. Tout ça, c’est du phosphore, ça va peut-être me requinquer la matière grise ? Nous sommes servis par des infirmiers à larges épaules, peu bavards, mais pas brutaux. Quand on leur cause, ils répondent gentiment… Moi, je leur demande si on peut recevoir des visites dans cet établissement dingologique. Ils m’assurent que oui, certainement. Je m’informe aussi pour s’il est admis d’écrire des lettres et si icelles sont acheminées. La réponse est également affirmative. Alors je veux du papelard et une pointe du Baron. On m’apporte. Tu me verrais bafouiller à ma Félicie d’amour. Lui raconter en gros, en schématisé, ce qui m’arrive. Pas trop l’alarmer, mais lui demander pourtant d’aller voir le Vieux. Lui expliquer : l’asile, près de Malaga. Réclamer son intervention prompte. Comme quoi je vais tout droit à une liquéfaction des cellules, mézigue. Je crie « pouce ! » du fond de mes Espagne.

Je ne me fais pas d’illusions au sujet de cette lettre. Je devine qu’elle va enrichir mon dossier, dans le bureau au barbichu ; pourtant elle me soulage. Parler à ma vieille, c’est renouer avec mon âme. Et mon âme existe, elle, si mon corps est indécis…

La nuit vient. Mes compagnons finissent par taire leur pauvre gueule radoteuse. Ils ronflent. Car ça ronfle, un fou.

Je me lève pour aller à la porte. Mais je connais le topo, à présent. Elle n’a pas de poignée à l’intérieur. Elle est lisse, verrouillée de l’autre côté. Quant à la croisée, tiens, fume ! Des barreaux. Un volet métallique qu’on a descendu pour la nuit et dont ces vaches ont emporté la manivelle. T’es dans une boîte, Sana. Dans un coffre à dingues, avec trois autres pèlerins qui boitillent de la cervelle.