Si dans un an et un jour personne n’est venu me réclamer, je suis à toi, mon gars. À toi tout seul. Je ferai la vaisselle à ton domicile, j’encaustiquerai tes meubles et filerai des tornades blanches dans tes gogues.
Si t’es fou, rêve !
En rêvant tu risqueras de redevenir normal puisque le rêve nous entraîne de l’autre côté de nous-mêmes.
Alors voilà, je rêve que je veux franchir un pont dynamité. Il lui manque dix mètres en son milieu, à ce pont-là. Je me penche. Sous moi, il y a des profondeurs monstrueuses tout au fond desquelles bouillonnent des laves infernales. Il faut que je franchisse cet abîme. À tout prix… Mais comment ? Un saut de dix mètres ! Derrière moi, s’opère un moutonnement atroce, comme si une inondation fracassante, issue d’un barrage rompu, m’arrivait sur le râble… Je dois franchir la brèche effrayante. Alors je décide d’employer une perche, pour réussir le saut impossible. Je reviens en arrière. Et il y a précisément une perche de sauteur, une vraie, officielle, homologuée, qui semble n’attendre que mon bon plaisir. Je m’en empare. Je la braque en position, comme une lance. Je me mets à courir éperdument. Parvenu à l’orée de la brèche, je la plante au sol, mais le bout de la perche dérape et je pique dans l’abîme, la tête la première, sans avoir lâché la canne.
Plongée effroyable. Mon cœur cesse de battre. Je suffoque. Me réveille.
— Chut ! me fait-on.
Une femme est penchée sur moi. J’éprouve une sensation de froid à la saignée du bras. Un picotis violent. On vient de m’enfiler une seringue dans une veine.
Ils sont deux : la piqueuse, et un type qui éclaire son action au moyen d’une lampe électrique.
À un moment donné, le faisceau fait une embardée et accroche le visage de l’infirmière. Je reconnais la Jument verte.
— Ah, c’est vous, je balbudrouille.
— Oui, c’est moi, répond la chère femme.
Et puis mon entendement se referme comme un parapluie.
Oxygène ! Oxygène ! Oxygène !
Le mot ricoche sur ma difficulté d’être. Je meurs… Faute précisément de cet oxygène dont il est question, autour de moi. On crie le mot ! Il se répercute comme en chambre d’échos. Ooooxygèèèèn’ !
J’en veux, je suis preneur, à n’importe quel prix. Mettez-m’en un ballon, un grand, pas le ballon dégustation, le tout vrai, format montgolfière. Je coince. Mes poumons prennent feu. Pourtant, le feu aussi a besoin d’oxygène ! Je meurs ! Maman ! Tout ! Dieu ! Moi ! Fini !
Et un miracle survient, qui dissipe brusquement cette asphyxie. Je suis oxygéné, donc régénéré, pour tout dire : sauvé.
Provisoirement sauvé. Prends, mon fils ! Renifle, gobe, avale, mets-t’en plein les soufflets. Ton sang réclamait. Il tournait vinaigre. Respire bien à bloc. Jusqu’au bout.
Hummm, quel délice ! Il est à la verveine, cet air-là. Au pollen. À l’été ! Fichtre, on me paie du luxe, en réanimation ! C’est le grand nectar surchoix. La toute belle résurrection, princière ! À qui dois-je mes remerciements ?
À vous, docteur ? Tiens, vous n’êtes plus cinéaste ? Vous avez troqué le blouson contre la blouse blanche ?
Et la petite Evelyne-Jeanne ? La voici, plus belle que toujours, avec ses merveilleux cheveux, blonds comme la réserve d’or de la Banque de France et son sourire éclatant. Elle a fini de scripter ? Re-infirmière, miss ? Bonjour, tout le monde !
La Jument verte, la mal Aymé du lot. Dont la verdâtrie semble s’être accentuée, me tient un masque appliqué contre la bouche. Il était temps qu’on me refile un bon tuyau : j’allais défunter.
Je respire voluptueusement. Ça repart… Bien. Comme un moteur après le coup de starter. Je tourne rond.
Alors je constate une chose…
On est en avion.
Ça manquait.
CHAPITRE XX
Ainsi donc, j’ai failli crever ?
Ça, au moins, c’est sûr. Ce masque à oxygène existe et j’éprouve encore les horreurs de l’asphyxie.
La blonde Evelyne-Jeanne me vote un sourire rassurant. Le « docteur » surveille mon comportement avec attention, en vrai praticien.
Il murmure des mots… Je crois qu’il fait état d’une dose trop forte de j’ sais pas quoi à laquelle je serais allergique, ce qui aurait provoqué un coma machinchose…
Ma respiration est très régule maintenant. Peinarde… Je sens que je suis reparti du bon pied, ou plutôt, du bon souffle. Alors l’espèce de panique viscérale qui me poignait lâche prise et s’envole pour aller m’attendre plus loin, à un autre tournant de mon destin.
Ils m’ôtent le masque. Ça va, je continue de bien fonctionner.
J’ai même besoin de parler. Pas pour dire, pas pour demander, seulement pour communiquer.
— Je vais mieux, dis-je.
Houyouyouille ! C’est à moi de nouveau, cette voix de souris ? Toute minarde, chuchoteuse. Une voix pour dernier soupir. Là que le calancheur révèle aux siens rassemblés la planque du magot.
— Bien sûr, fait le docteur (comment c’est, son nom, déjà ? Sacaburnes ?).
Sa rude main, épaisse, cherche mon pouls, l’apprivoise en le pétrissant très légèrement.
— J’ai eu une syncope ?
— À peu près.
Un temps… La Jument verte va s’asseoir sur un siège proche. Elle paraît souffrir du mal de l’air. Faut dire que le zavion valse un peu dans le bleu. Il a des cabrades brusques, des plongées agaçantes.
C’est un petit Jet d’une douzaine de places. On m’a fait un lit en plaçant un brancard sur des dossiers, si bien que je suis, par rapport au toubib, beaucoup plus haut que si j’occupais un pucier normal.
— Vous m’avez enlevé ?
— Souhaitiez-vous rester indéfiniment dans cet asile, monsieur Klozett ?
— Je ne suis pas Walter Klozett.
— D’où vous vient cette marotte de nier votre identité ?
— Je suis le commissaire San-Antonio.
— Vous avez tort de vous obstiner.
Il prononce ces mots sur un ton qui renferme une obscure menace. Et des regrets, aussi.
— Où m’emmenez-vous ?
— Chez votre mère.
Je tressaille.
— Vraiment ?
— Parole !
Son regard ne faiblit pas. Il ajoute :
— Sa présence vous fera beaucoup de bien, j’en suis persuadé.
Et moi, donc !
Ils m’ont refait une piqûre et j’ai dormi. Encore dormi. Beaucoup dormi…
Dans mon sommeil, j’ai senti les vibrations de l’avion, ses ploufs et ses ruades de coursier céleste. Et puis on s’est posé. J’ai tenté d’ouvrir les yeux, mais que tchi ! Des paupières de plomb comme on dit puis. Pour les soulever, me faudrait une manivelle et tout un système d’engrenages.
Je n’insiste pas. On me ballotte sur le brancard. On dispose une couverture assez rêche sur mon corps. Elle m’arrive sous les trous de nez et ses poils me grattent. Un air glacial me mord le haut du visage. Ça sent le mouillé. Je devine qu’on m’engage dans une ambulance. Il y flotte des relents pharmaceutiques. Le patin du brancard racle dans une gorge métallique. Claquements de portières… Le véhicule démarre. Il n’a pas déclenché sa sirène. Néanmoins nous roulons rapidement, comme s’il y avait très peu de circulation. Les sensations s’estompent. Probable que le doux mouvement de la voiture me neutralise tout à fait ?