Un lit ! Mon lit ! Le vrai bonheur. Je reconnais l’odeur des draps de ma vieille : lavande des Alpes, et puis autre chose de plus ténu, de plus secret qui est son odeur à elle, l’odeur de son territoire.
Ma chambre. Ouf !
Mes mains me paraissent infiniment légères sur la soie du couvre-lit. Une soie plus douce que la soie. Et ma tête a trouvé automatiquement le creux en forme de nid de l’oreiller de crin, car j’aime dormir sur du ferme.
Quelque chose de frémissant, de suave, se pose sur le dos de ma patte droite. Et c’est la main de Félicie. Sa chère main tiède.
— M’mmm…
J’ai pas la force d’articuler les deux syllabes pourtant si faciles, si spontanées. Maman… Juste un léger grognement en forme de « m ».
— Repose-toi bien, mon Grand.
Elle, enfin ! Si jamais il est avéré que je rêve, je deviendrai fou furax.
— M’mmm…
— Oui, mon chéri. Ne t’agite pas. Je suis là.
Elle est là ! Vraiment là. Je rassemble mes forces pour décoller mes cils. Un brouillard mauve… Félicie ! Sa blouse grise à fleurettes violettes. Ses cheveux gris-presque-blanc, tirés. La tache claire de son merveilleux visage de veilleuse attentive.
Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive à présent ? Dingue ou pas dingue, malade ou bien portant. Hein ?
Sa tête se penche au-dessus de moi. Ses lèvres effleurent mon front.
— Détends-toi tout à fait, mon chéri.
Au lieu de lui obéir, je mets la gomme pour pouvoir déboucler mes vasistas tout à fait. J’ai tant besoin de la regarder en plein, ma bonne poule.
Tu sais qu’elle est franchement belle. Il a dû être heureux, papa.
Elle me sourit tendre.
Je crois que si je parvenais à chialer un coup, ça me ferait du bien. Ça me purgerait de toutes ses épreuves.
J’essaierai plus tard. Je suis trop fatigué. Pour une nouvelle séance de dorme, en voiture siouplaît !
Le coup d’après, c’est comme pour un réveil normal. Je délanguis et m’ouvre, tel le volubilis au matin. Elle a toujours sa main sur la mienne.
— J’ai dormi longtemps ? murmuré-je.
— Une petite heure, cela t’a fait du bien ?
— Oui. Je voudrais manger, j’ai très faim…
— C’est une bonne maladie, mon petit. Je vais sonner…
Sonner qui ? Ne sommes-nous pas dans ma chambre ? Je mate devant moi. Au lieu du papier de ma tapisserie habituelle, dans les motifs duquel je vois habituellement des choses qui ne sont perceptibles que par moi, mon regard bute contre un mur blanc décoré d’une gravure inconnue.
L’œuvre représente des chasseurs, au coin du feu. Ils portent des bottes, leurs chiens épuisés dorment à leurs pieds, les fusils sont accrochés aux dossiers de leurs chaises et ils trinquent avec des chopes de bière.
— Mais où sommes-nous, M’man ?
— Mais… chez nous, mon grand !
— Tu rigoles !
— Voyons, Walter, pourquoi plaisanterais-je ?
Walter !
Je me tords la nuque pour regarder M’man.
Cette vieille dame aux cheveux blancs qui porte la blouse à fleurs mauves de ma Félicie n’est pas Félicie.
Alors les larmes que je souhaitais tout à l’heure me viennent.
En abondance.
CHAPITRE XXI
Note qu’elle n’est pas antipathique, cette personne. Plutôt aimable, au contraire. C’est la gentille vieille dame qui doit bien savoir préparer le thé et réussir les œufs à la neige. Seulement — à mes yeux du moins —, elle a un défaut grave : elle n’est pas Félicie.
Et tout à l’heure c’était Félicie qui se tenait à sa place et m’embrassait le front.
Folie ! Folie !
— Écoutez, madame…
— C’est à moi que tu parles, Walter ?
— Mais, tonnerre de Dieu, je ne suis pas Walter ! Je ne l’ai jamais été, je ne le serai jamais… Vous n’êtes pas ma mère et, par voie de conséquence, je ne suis pas votre fils ! Je veux voir Maman…
Et je cherche alentour… Comme un chien qui a entendu un bruit et se met en position de qui-vive, de qui-va-là. Ce que j’ai perçu, c’est le bruit du vent. Un vent de bourrasque qui fait grincer une ferraillerie, quelque part. Je me penche pour mater à travers les vitres de la fenêtre. J’aperçois des montagnes enneigées, très proches…
— Où sommes-nous ?
— Mais je te l’ai déjà dit : chez nous, mon chéri.
— À Saint-Cloud ?
— Où ça, dis-tu ?
— Ben, Saint-Cloud… Chez nous, quoi !
Pourquoi viens-je de dire « chez nous », à cette personne qui n’est pas Félicie ?
— Voyons, mon grand, tu sais bien que nous nous trouvons dans notre chalet de Gastenberg.
— J’ignore ce dont vous parlez. Ou alors je…
— Tu ?
— Je délire peut-être.
— Probablement, soupire la dame. Oui, tu délires. Mais tu vas mieux. Le docteur est très optimiste. Tiens, le voici, justement.
Comme dans les pièces de boulevard dans lesquelles on parle des gens et on conclut par : « Tiens, le voici, justement ».
Le docteur Mécouilles (ou comment, déjà ?) entre. Il est en costume de montagne. Anorak, après-ski, bonnet de laine. Il y a du givre dans sa moustache et il sent le froid.
— Brrr, dit-il, il fait un temps de chien, les remontées mécaniques sont stoppées à cause de la violence du vent. Alors, comment va, cher Walter ?
— Je ne sais pas.
Il me palpe. Des gestes professionnels…
J’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part, tout à coup. Il y a longtemps, je ne sais où… Pas depuis le commencement de mon aventure présente, non. Ça remonte à beaucoup de temps. Ça ne m’avait pas tellement frappé, c’est, je suppose, de le trouver dans cette tenue qui ressuscite quelque chose en moi. Mais quoi ? Hein, quoi ?
— On va pouvoir entreprendre le traitement, déclare le toubib.
— De quel traitement s’agit-il ?
— Une rééducation mentale.
— Ah oui ?
— Pour tenter de vous faire réintégrer votre véritable personnalité.
— C’est-à-dire ?
— Vous niez être qui vous êtes, vous vous prenez pour un autre, un certain commissaire San-Antonio, alors que vous êtes Walter Klozett !
— Je ne suis pas Walter Klozett.
— Pourquoi vous insurger ?
— Écoutez, docteur, je vais pour en administrer la preuve indubitable : je peux vous raconter toute la vie du commissaire San-Antonio, et rien de celle de Walter Klozett. La vie de San-Antonio, elle a laissé des traces, elle est vérifiable…
— Celle de Walter Klozett également.
La vieille dame intervient.
— Mon pauvre amour, ça me mine de t’entendre parler ainsi. C’est dur, tu sais, pour une maman, quand son enfant ne la reconnaît pas.
— Laissez, madame Klozett, dit le médecin.
Il y a un silence.
— Je suis persuadé, reprend Duzob (non, c’est pas non plus ce nom-là), que tout va s’éclaircir après quelques séances de mentalothérapie. Nous commencerons tout à l’heure.
La Jument verte radine, portant un petit attirail de piquouzage dans une cuvette émaillée.
Tchoc-tchac. J’ai droit à mon injection perlimpimpesque. Ça me renvoie dans les brouillards de l’incertitude. Ma « fausse » maman me caresse la main, avec une tendresse infinie.
Je me sens bien, si bien…
— Mon grand, chuchote-t-elle.
Et moi, malgré moi :
— M’man…
Cette fois, c’est la blonde qui vient me chercher.
Je suis seul dans la pièce. « M’man » a disparu. Il fait sombre. Par la fenêtre, je distingue un serti bleu clair autour des montagnes. Le jour se meurt avec une grande majesté.