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La fille m’aide à me mettre debout. La tête me tourne, je mollis des flubes. Un instant, en face de moi, le tableau des chasseurs paraît animé d’un mouvement pendulaire, mais tout se rétablit peu à peu. Mon petit séisme intime se calme.

Elle attend, patiemment, Evelyne-Jeanne. Elle a un pull de laine blanc, à col roulé, sous sa blouse. Des pantalons moulants. Son regard contient un je ne sais quoi de salingue, ce soir. J’avance la main sur son épaule.

— Écoute, môme, San-Antonio ou Walter Klozett, je peux te dire une chose : t’es belle et désirable.

— Merci, Walter.

Puis, très vite.

— Venez…

Je m’appuie à son bras. Je me sens tout démantelé de l’intérieur, tout usé.

On passe dans un couloir très large, avec un plafond peint et des trophées de chasse sur les murs : cornes de chamois, de chevreuil. Cornes de Béru ?

Le sol est d’ardoise inégale. Une vieille horloge marche, sans bruit. On aimerait entendre son tic-tac…

Un grand miroir encadré de bois noir ouvragé…

Je parviens à sa hauteur et marque un temps pour me filer un coup d’œil. Je ressens un grand choc glacé qui se répercute dans ma moelle épinière. Me frappe de paralysie.

L’homme dont je découvre le reflet n’est pas moi. Du moins n’est pas le commissaire San-Antonio. C’est quelqu’un d’autre qu’il me semble avoir vu… Que je reconnais mal… Les cheveux gris, le teint blême. Cet individu a dépassé la cinquantaine.

— Mais…

Je palpe ma figure qui me semblait jusque-là être ma figure. Je la sens sous mes doigts. Dans le miroir, « l’individu » en fait autant. Donc ce visage est mon visage. Donc, je ne suis pas San-Antonio.

— Qu’y a-t-il, Walter ?

— Ce n’est pas moi…

Un soupir de commisération.

— Allons, venez.

Elle m’embarque. On ne va pas loin.

La chambre ou nous pénétrons est une pièce à peu près semblable à celle que je viens de quitter, sauf qu’outre le lit et l’armoire, s’y trouve un fauteuil nickelé et, sur une table, tout un fourbi barbare.

Le docteur se bat avec des écheveaux de fils en grommelant.

— Asseyez-vous, mon vieux.

Evelyne-Jeanne me pousse dans le fauteuil.

Je pense à la chaise électrique. Elle doit ressembler à ce siège. Comme sur l’instrument de supplice amerloque, il y a des sangles pour la poitrine, les bras, les jambes.

— Ne craignez rien, dit Maqueue (j’arrive plus à retrouver son vrai blaze, décidément), nous n’allons pas vous électrocuter. Vous ne sentirez rien de désagréable, un petit chatouillis tout au plus.

Je m’en fous. Cette tête dans le miroir, la mienne ? Donc, ils ont raison, tous, je ne suis pas San-Antonio ? Alors, si je suis un autre, pourquoi ai-je la mémoire de San-Antonio ? Si je suis Walter Klozett, pourquoi me rappelé-je la vie d’un commissaire français, au lieu de vadrouiller dans la mémoire d’un Suisse-alémanique ?

— Docteur ?

— Oui ?

— Je suis Walter Klozett, n’est-ce pas ?

— Vous le savez bien.

— En ce cas je devrais parler le swissdeutch, non ?

— Puisque c’est votre langue maternelle.

— Mais alors, comment se fait-il que je n’en connaisse pas un traître mot ?

— Que vous dites. Vous n’avez pas employé un autre langage avec madame votre mère !

— Allons donc !

— Je vous assure. Ne vous tourmentez pas, cela fait partie des séquelles de votre traumatisme. Vous êtes convaincu de ne pas être Walter Klozett ; partant de cette fixation, vous croyez ne pas parler le suisse-allemand, ne pas reconnaître ce chalet qui est celui de votre enfance, ne pas savoir qui est votre mère, etc… Ne regimbez pas. Faites-moi confiance. Tout va rentrer dans l’ordre, très vite, nous touchons au but.

Je réponds, presque sans le vouloir :

— Au vôtre, docteur ?

* * *

Une lueur agacée durcit son regard d’assez-brave-homme. Il me coiffe d’un casque.

— Il serait bon que vous vous laissiez bander les yeux.

— Faites.

Je me désintéresse de mon sort. Qu’il me manipule à sa guise, donc ! Je finirai bien par m’en sortir. On finit toujours par s’en sortir.

Effectivement, des chatouillis me titillent la boîte crânienne. C’est pas désagréable. Ça ressemble à ces massages du cuir chevelu qu’on te fait pour te fortifier le gazon.

Une légère, très lointaine musique de chambre s’élève…

— Dites, docteur…

— Soyez gentil, ne parlez pas.

Je la ferme. La musique continue, ténue… Elle flotte comme une écharpe de tulle dans la brise… Et puis, par-dessous, viennent se greffer des bruits de campagne. Ce pétillement de la nature, au printemps, à base d’oiseaux.

Les frissons qui s’épandent dans ma caberle se font de plus en plus rapides, de plus en plus intenses. J’ai l’impression que ma tête est faite d’ondes, uniquement d’ondes. Que je suis en lévitation. Que je deviens léger. Que je deviens nuage. Rayon… Souffle du ciel…

La musique cesse insensiblement. Un léger ronron de moteur la remplace. Qui enfle. C’est un gros moteur… Mon fauteuil se met à trépider.

Ça dure… Ça dure…

Une voix de femme, chuchoteuse, murmure à mon oreille :

— Qu’est-ce qu’ils te veulent ?

— Quoi ? bafouillé-je.

— Silence ! recommande à nouveau le docteur…

La musique reprend. Cesse. Voilà le moteur. La voix de femme recommence.

— Qu’est-ce qu’ils te veulent ?

Je la boucle… Les frissons sont continus à présent.

— Qu’est-ce qu’ils te veulent ?

Ronron, ronron, bien égal.

— Qu’est-ce qu’ils te veulent ?

Et la question reprend, inlassable. Suave. Énivrante.

— Qu’est-ce qu’ils te veulent ?… Qu’est-ce qu’ils te veulent ?…

Cela se poursuit longtemps. Je n’apprécie plus les durées. Je ne sais plus très bien. Non, franchement, je ne sais plus. Voilà de la musique, à présent. Orientale. Nasillarde.

— Qu’est-ce qu’ils te veulent ?

Je me dis « Toujours la même chose ».

— Quoi ? me demande-t-on.

Je réponds :

— Toujours la même chose.

— C’est-à-dire ?

— Je ne sais pas…

— Qu’est-ce qu’ils te veulent ?

— Je ne sais pas…

Le ronron. La musique. Elle me fait penser à des paysages d’Afrique du Nord : du sable, des maisons maures, des palmiers, des dromadaires…

— Qu’est-ce qu’ils te veulent ?

Bien sûr qu’ils me veulent quelque chose. Toujours la même chose, mais quoi ? Mais quoi ? Je dérive dans l’éther. Ils me veulent quelque chose, toujours la même chose. Ils vont finir par l’avoir. Par m’avoir. Par me tuer pour l’avoir ! Ça y est, ils vont me tuer. Non ! Non ! Non !

— Non on on on !

J’ai crié. Mon cri m’a comme réveillé. On m’ôte le bandeau, les écouteurs. Mon regard cloué dans le noir a du mal à retrouver sa voyance. Les formes restent floues, leurs contours indécis tremblent.

Le docteur est le premier volume que je peux capter normalement. Son regard clair fait comme deux sources de lumière. Il me fixe.

— Qui êtes-vous ? me demande-t-il doucement ?

— Je suis Walt… San-Antonio !

Il cille légèrement. Sourit.

— Il faut vous reposer maintenant. Nous reprendrons demain matin.

CHAPITRE XXII

— Si vous voudrez qu’ j’ vous dise : v’ s’ êtes t’une bande de foutus dégueulasses !

C’est le cri, la clameur que pousse Béru pour me réveiller. Il obtient satisfaction, car je bondis sur ma couche. Je bats des ramasse-miettes.