Popomme se ramone la gargante :
— Tu le connais, l’ami ? demande-t-il.
— Depuis le temps qu’il passe et repasse, lui aussi, ça finit par créer des liens, non ?
Poum, servez chaud !
Béru chausse du 46, je crois me souvenir. Ça ne l’empêche pas, pour autant, d’être dans ses petits souliers. Dans des cas semblables, t’as l’impression que tu vas dégobiller toutes tes entrailles, jusqu’à y compris tes cors aux pieds. C’est glandulaire, comme phénomène. Ça déshydrate tous tes tissus. Tu vacilles de la coiffe. Ton cervelet remue comme un vieux béret sur la tête d’un basque chauve qui aurait la maladie de Parkinson. Tu sais plus où tu es, ni comment tu te nommes. T’as oublié à quel sexe t’appartiens ; sa couleur, ses fossettes, la manière de t’en servir.
Le Gros, pour aller au plus pressé, se refaire un maquillage, il siffle un truc très joli, très doux, très lent, que les paroles font comme ça, y m’semble bien : « Allons z’enfants, de la patri i e… » Ou assimilé.
Moi je bigle la tache jaune de mon lascar en mini qui trace au loin.
Je me dis in petto, l’autre variante de la chanson à Béru : « Pomme pomme pomme pomme, pomme, pomme, pommme, poooomme… » Mais c’est de moi que je cause. Ah oui, pomme ! Triste, sombre, garcerie de pomme ! Pomme gâtée. Pomme de reinette et pomme d’api. Pomme d’arrosoir et d’escalier. Pomme funèbre ! Le sergent du jus de pomme !
Walter Klozett imperturbe superbement. Il fume sa cigarette en contemplant la camberousse surexposée. On voit passer un train au fond du paysage. Dans un champ, un nabus cahote sur un tracteur rouge.
Et puis des autos se remettent à circuler, preuve que le détournement a été annulé.
Notre passager en fait la remarque.
— Tiens, dit-il, il y a également des voitures dans l’autre sens à présent.
Tu parles qu’il cogne sur la tête du clou pour l’enfoncer ras-bord, cézigue. Pas généreux. La carne ! Qu’est-ce qu’on va en fiche, maintenant ? On a bonne bouille avec notre camion et nos cochons d’emprunt.
Je voudrais dire quelque chose pour rompre ce silence qui nous brûle les tympans.
Mais je ne trouve rien.
CHAPITRE II
Moi, l’une de mes marottes, c’est que les gens me font généralement penser à des animaux. Leur classification est subtile. Abstraite pour ainsi dire. Par exemple, je me rappelle une gonzesse plutôt pimpante, fine de taille et presque jolie qui évoquait pour moi un éléphant. Elle était petite, bien roulée, blonde, rieuse… N’empêche que chaque fois que je la rencontrais, je pensais à un éléphant. Ça devait venir de ses yeux, minuscules et évasifs. Oui, sûrement. Il suffit d’un détail infime pour qu’autour se construise l’imaginaire.
Walter Klozett, pour moi, c’est le singe bleu peint par Max Ernst. Pourtant, tu sais, il n’a rien de simiesque. Un tout à fait bel homme. Fatigué, mais embelli par sa fatigue. Et il a pas le nez aplati, non plus que les pommettes saillantes ou la denture proéminente comme le râtelier d’une vieille caissière qui cherche à poser son caramel pour pouvoir répondre au téléphone. C’est un monsieur d’une petite cinquantaine, plutôt grand, assez svelte, avec une opulente chevelure blonde plantée bas, des yeux bleu délavé, des rides très fines, très serrées. Tiens, le coup du singe, c’est probablement à cause des rides. Elles sont si menues, si nombreuses, que leurs ombres forment comme des poils. Il porte un complet Prince de Galles sombre, fatigué. Un imper peu en rapport avec sa distinction naturelle, véry cradingue, lustré au col, élimé aux manches…
Et moi, faux routier, lamentable flic, épave de Sherlock en dérive, pilotant des cochons vociférants, sans but, sans espoir, je me dis qu’un amateur éclairé qui me proposerait cent balles pour ma peau se la verrait adjuger dans la minute qui suivrait.
L’homme se comporte comme s’il n’avait rien dit d’ambigu. Il fume en réfléchissant.
Et moi, commissaire San-Antonio, le flic le plus doué depuis Fouché, je donnerais tous les revenus de M. Boussac pour savoir à quoi pense ce digne homme.
On vient de rouler sur une dizaine de bornes, lorsque le Puissant me chuchote.
— Y’a Magnin qu’a dû finir sa briffe. Faudrait voir à lui ramener la caisse.
— Quel Magnin ? Quelle caisse ? murmuré-je, agacé comme par une mouche bleue qui convoite ta tarte aux fraises.
— Mon pote de Saint-Locdu, çui-là qui m’a prêté le bahut…
Le routier ? Tiens, je n’y pensais pas à çui-là. C’est curieux comme on oublie facilement les gens qu’on ne connaît pas. Et les autres, donc ! Ils te traversent la vie, laissant au passage un peu de leur fumée d’échappement, qui rapidos se dissipe. Et puis plus rien. Les confins de l’oubli te les gobent.
Oui, il faut ramener le camion…
— Où doit-on vous laisser ? demandé-je à Walter Klozett en me penchant par-dessous Béru.
Il expulse sa fumée.
— Où vous voudrez.
— Vous prétendez aller nulle part ?
— C’est vrai.
— Mais comment comptez-vous vous y rendre ? C’est l’endroit le plus inaccessible, nulle part.
Il a un léger sourire. Son premier, me semble.
— Dans mon cas, c’est la chose la plus facile qui soit.
— Pourquoi ?
— Parce que je n’ai qu’à laisser les choses s’accomplir. J’ai un destin-remorque.
— C’est-à-dire ?
Il soupire : « Oh, rien… »
Et puis c’est tout.
— Je pourrais vous poser à l’agglomération la plus proche ?
— Si vous y tenez. Je ne vous ai pas demandé de me prendre avec vous, n’est-ce pas ?
— Vous n’avez vraiment aucun projet ?
— Je ne peux pas me le permettre…
— Tout le monde, bon gré mal gré, fait des projets. Pour le moins des projets de projets…
— Pas moi.
On sort du climat « routier », comme tu peux le voir. On déraille dans le fumeux, le philosophique…
— Vous êtes certain qu’on ne peut pas vous aider ?
— Absolument certain.
— Vous paraissez malheureux.
— Je parais, mais ne le suis pas.
Bérurier juge opportun de se manifester.
— T’es quoi t’est-ce, alors, l’ami ?
— En trop.
— C’t’à dire, l’ami ?
— Une épine de rosier n’a pas sa place dans la chair de votre main, n’est-ce pas ? Je suis, désormais, dans la société, une épine de rosier.
— Tu causes comme un livre, assure le Gros.
— Vous croyez ?
— Note qu’ c’est pas t’un compliment. Tu ferais mieux de causer comme un homme, on y voirrait plus clair.
Et là-dessus, Bibendum égosille un « Attention on on on » à faire dresser des cheveux sur un casque de scaphandrier.
Un rouleau compresseur, piloté par un con pressé, vient de se foutre en travers de la route, juste devant nous. Il débouchait d’un chantier. J’essaie de l’éviter. Mais c’est râpé. La partie avant droite de mon véhicule à gorets percute l’énorme cylindre et ma direction devient plus molle que la zézette du notaire lorsque Monsieur le Curé entre dans son cabinet au moment qu’il calçait sa secrétaire. Mon porc’s bus traverse la route et percute un grand mur interminable qui la borde. Tout se passe dans une sorte d’irréalité bizarre. En ralenti somptueux… Je te décompose l’opération, tu me diras ensuite ce que t’en penses. Tout d’abord, le mur explose. C’est poilant, cette grande surface opaque qui vole en éclats, démasquant un paysage inconnu. J’aperçois confusément un parc, des allées bien tracées, des bancs, et puis des gens qui sont assis dessus et qui nous regardent débouler avec des yeux et des bouches béantes de « mon Dieu, mais que se passe-t-il ? ».