— En attendant, j’ai gagné deux millions et demi de francs suisses, ricana Lambert. Et je vous préviens que j’en veux un pour moi tout seul, je l’ai bien mérité !
Lady M. se leva en ahanant. Son regard flamboyait plus intensément que les gemmes qui lui servaient d’armure.
Lentement, elle fit basculer sa canne anglaise, de manière à la saisir par le bas ; puis elle l’éleva à bout de bras et l’abattit sur la tête du plagiste. Le choc fut d’une telle violence qu’il tituba. Un hématome violacé se développait à toute vitesse sur son front. Lady M. lui assena un second coup, encore plus appuyé. Il sentit ses genoux se plier, tenta de se raccrocher à la table, mais Pompilius tira prestement sur le meuble et Lambert chuta sur le plancher.
La vieille avait un air terrible. Elle appliqua l’embout caoutchouté de sa canne contre l’estomac de Lambert, pesant de tout son poids sur la traverse chromée.
— Ecoute-moi bien, trou-du-cul : désormais, tu vas faire que je te dirai et rien que ce que je te dirai, quand je te le dirai, comme je te le dirai. C’est moi qui commande ! Je ferai de toi quelqu’un de prodigieux, ou un mort, selon tes aptitudes et ton comportement. Tu n’as plus la possibilité de reculer car le point de non-retour est dépassé. Et n'essaie pas de t’enfuir, le monde ne serait pas suffisamment grand pour que tu trouves un endroit où t’y cacher. Dis-moi que tu comprends tout cela et que tu l’admets, bout d’homme ! Dis-moi que tu es d’accord pour vivre à mon côté une fantastique aventure !
« Seigneur, n’est-il pas pathétique sur ce méchant parquet, avec sa belle gueule tuméfiée ? Je voudrais lécher le sang qui sourd de ses ecchymoses ! Ah ! comme je l’aime, ce sublime adolescent, coupable d’avoir voulu m’épater. Il faudra que je lui apprenne à bien baiser ; avec une autre, hélas ! Qu’il sache tout de l’amour, l’amour ! Tout est à défricher et à cultiver chez cet être, pour l’instant informel. Lorsqu’une femme lui criera « fais-moi mal », il devra réellement lui faire mal. Combien de fois ai-je lancé cette supplique à un mâle qui me pénétrait, Seigneur ? Et qu’obtenais-je ? Un misérable pinçon aux fesses ! Quand ils vous infligent une éraflure sur les miches, Seigneur, ces cons croient vous avoir fait subir les pires sévices ! Combien en ai-je connu qui répondaient à cet appel ? Vous pouvez me le dire, Seigneur ? Si : il y a eu ce Polonais qui m’a planté une fourchette dans le sein, j’en porte encore la laide cicatrice dans mes honteux replis. Pourquoi ai-je oublié son nom ? Un mineur roux, Seigneur, qui puait délicieusement le fauve en rut et que j’avais ramassé dans un bled du Nord où j’étais tombée en panne d’essence. Je me rappelle qu’il m’avait aussi mordu le mollet, ce monstre voluptueux.
Il devait bouffer des denrées pas possibles car la plaie s’était infectée.
Voyez la manière dont me fixe cet enfant, Seigneur. Dompté, soumis, admiratif. La vieille sorcière qui le foudroie à coups de canne, là, ça lui en bouche un coin. Voulez-Vous que je Vous dise, Seigneur ? Il se passe présentement quelque chose d’indicible entre lui et moi. Il se met à m’aimer, lui aussi. Spirituellement sans doute, mais je saurai m’en contenter. Il faut accepter l’inacceptable lorsqu’il n’y a pas moyen de le refuser. Je ferai avec, Seigneur ! En moi, la truie finira bien par calmer ses instincts pour devenir éthérée. Nos chattes taries devraient se refermer pour toujours, Seigneur. Puisqu’on les surnomme aussi « moules », qu’elles s’enclosent dans leur coquille, définitivement, pour y mourir de souvenirs.
Oui, oui : il m’aime. Regardez cette lueur dans ses yeux. Il aperçoit l’invisible. C’était une eau sur une surface plane, qui ne savait où aller. Je vais la canaliser. Il a confiance. Il aime que je le dompte, que je le frappe. Ah ! le cher jeune homme ! Mon disciple, ma chose ! Si pleine de grâces infinies. Et l’autre vieillard branlant qui a tout senti, tout compris, qui suit mes intimes pensées et jusqu’à cette prière que je Vous adresse, Seigneur ! Est-il malheureux, ce cerf accablé par le volume de ses ramures ! Que peut-il arriver de pire à un vieil amoureux que d’en voir surgir un jeune ? Il se sent bafoué, trahi jusqu’au tombeau.
Ça va être la chiasse entre ces deux mecs, Seigneur. Mais que faire ? Placer Pompilius dans une maison de retraite ? D’abord, ce ne serait pas charitable et, ensuite, il y mourrait.
Enfin je verrai bien. Peut-être prendrez-Vous l’initiative de le rappeler à Vous ? Vous avez rendu mon existence tellement harmonieuse ! Mais rien ne presse. »
— Dis-moi que tu comprends ce que je te dis, petit d’homme, répéta Lady M. d’une voix noyée. Dis-moi que tu as très envie de vivre auprès de moi.
Lambert lui sourit humblement.
— Oui, dit-il, j’en ai très envie.
Marbella
Quand le vent soufflait du sud, la villa de Lady M. se trouvait en prise directe avec les haut-parleurs de la mosquée ; les appels du muezzin, déchirants malgré les graillonnements métalliques consécutifs à la sonorisation, l’irritaient tout en lui laissant dans l’âme un trouble enchantement. Cet appel à la prière attisait la foi qui l’habitait et l’avait fortifiée au long de sa vie aventureuse. Qu’elle fût islamique ne la déconcertait pas : l’amour de Dieu est universel et toutes les religions monothéistes constituent des routes conduisant à la Vérité et la Lumière.
Chaque fois, les lamentos tombant du minaret de Marbella la prenaient au dépourvu. Elle tressaillait. Sa première réaction était d’agacement et puis, au fur et à mesure que se développaient les incantations, Lady M. se sentait peu à peu emportée. Ce qui l’énervait, c’était de penser qu’il s’agissait d’un enregistrement. Ces hommes d’Eglise deviennent d’incroyables feignasses, amollies par le progrès et cédant à qui mieux mieux à ses facilités… Elle aurait souhaité entendre en direct la voix du religieux, la percevoir dans sa vie de l’instant, avec les scories habituelles : toux, couacs, respiration oppressée, au lieu de tendre l’oreille à un enregistrement bien léché, plusieurs fois recommencé, jusqu’à ce qu’il ait atteint la sotte perfection sonore. On vivait le temps méprisable de la hi-fi et du surgelé. Bientôt on baiserait en play-back.
Ils prenaient leur petit déjeuner sur la terrasse « privée » de Lady M. C’est elle qui en avait décidé ainsi. A neuf heures, elle réveillait « ses hommes » par le téléphone intérieur. Pompilius et Lambert se brossaient hâtivement les dents, se coiffaient, passaient leur robe de chambre et allaient présenter leurs devoirs matinaux à leur hôtesse.
Ils la trouvaient, déjà peinte en guerre et endiamantée, sur la terrasse qui dominait la mer, vêtue d’une robe de chambre blanche, froufroutante et garnie de petits rubans vieux rose. Elle se tenait toujours dans la même position pour les accueillir, assise dans un fauteuil de fonte aux coussins jaunes, détachée de la table ronde où attendait le copieux petit déjeuner, servi dans de la vaisselle rare…
Elle avait les jambes croisées. Une mule de velours rose se balançait au bout de son pied déformé. Elle présentait sa main au Roumain et ce dernier la portait à ses lèvres avec dévotion ; ensuite elle tendait sa joue au jeune homme pour qu’il y déposât un chaste baiser. Il ne s’agissait pas, dans ce second cas, d’un régime de faveur, le baise-main de Pompilius impliquait davantage de sensualité que la brève caresse de Lambert.
Cela faisait une huitaine de jours que le trio avait quitté la Guadeloupe et des habitudes commençaient à se tisser à la Villa Carmen (Lady M. adorait l’opéra de Bizet). Richissime, elle possédait des « points de chute » dans différents endroits : en Espagne, à Paris, et sur la rive romande du Léman. Partout, ces demeures étaient prêtes à l’accueillir. Les domestiques de chacune se tenaient sur un qui-vive constant et veillaient à ce qu’il y eût toujours des nourritures fraîches dans les réfrigérateurs et des fleurs du jour dans les vases. Etant attendue partout, elle pouvait débarquer à n’importe quel moment sans avoir la pénible impression de provoquer l’affolement… Ce mode d’existence lui coûtait une fortune, mais, grâce à son imagination, son audace et son manque de scrupules, Lady M. considérait cette question comme infiniment subsidiaire.