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Elle croquait de grosses cerises rouges quand ses « hommes » parurent. Ils composaient un étrange tandem. Pompilius était drapé dans une robe de chambre en soie de chez Hermès, bleue, gansée de blanc. Une forte pochette blanche pendait sur sa poitrine et Lady M. se dit qu’il ressemblait de plus en plus à l’acteur Jules Berry qui l’avait charmée autrefois. Lambert se contentait d’un peignoir de bain blanc qui convenait mieux à sa jeunesse. Elle l’avait inscrit au club de tennis du Puente Romano où un moniteur athlétique le vidait de sa substance chaque après-midi, en fin de journée, au moment où la température devenait suave. Pendant plus d’une heure, Lambert s’agitait comme un damné pour attraper des balles impossibles. Lady M. allait le voir jouer, assise sur les gradins de ciment du court principal, à l’abri d’une ombrelle mauve qui la faisait ressembler à un tableau de Marie Laurencin. Elle aimait voir s’épuiser le jeune homme. Des gouttelettes de sueur jaillissaient de son beau visage doré et, quand il frappait la balle de toutes ses forces, comme pour se venger des perfidies du moniteur, il émettait un « han ! » de bûcheron, répercuté par la grande fosse vide.

Au retour, il se remettait de sa fatigue dans l’eau émeraude de la piscine, nageant lentement, presque sans remuer, avec des grâces redoutables de squale. Là encore, elle contemplait ce tableau vivant et ses sens endormis se réveillaient. Elle s’imaginait encore jeune et désirable, ouvrant ses jambes à ce superbe mâle, le pressant éperdument contre soi. Alors son regard dérivait sur la canne anglaise gisant à son côté et la cruelle réalité reprenait possession de Lady M.

Chaque soir ou presque, et bien qu’elle eût à son service un couple de Philippins dont la femme cuisinait admirablement, ils s’habillaient pour se rendre dans l’un des restaurants chics du coin : la Meridiana, le Marbella Hill Club, le Puente Romano ou la Dorada. Ils y rencontraient le Tout-Marbella, composé de riches Anglais, d’industriels allemands, de princes arabes, voire de quelques grands d’Espagne désœuvrés. Tous connaissaient Lady M. et la respectaient. On s’empressait à sa table et, une bonne partie de la soirée, elle tendait sa main fanée ou sa joue plâtreuse à cette population d’oisifs, accueillant les hommages en souveraine qu’elle était, distribuant des compliments à propos d’une toilette ou d’un bijou, félicitant les uns pour leur bonne mine, les autres pour la réussite de leur dernière soirée. L’argent ne lui coûtant rien, elle se montrait charitable et s’arrangeait pour que la chose se sût. Ses pourboires royaux étaient célèbres sur toute la Costa del Sol ; où qu’elle se présentât, une nuée de serveurs se précipitaient pour l’assister. Et quand un maître d’hôtel la guidait à sa table, les conversations cessaient sur son passage.

Elle inspirait le respect malgré son allure baroque, et sa quincaillerie impressionnait jusqu’aux femmes les plus riches.

Elle cracha un noyau de cerise dans le creux de sa main. Cette éviction lui rappela son enfance modeste. Il y avait un vieux cerisier dans le jardin de sa grand-mère. S’aidant d’une brouette dressée contre le tronc de l’arbre, elle se hissait dans les branches et cueillait de gros bigarreaux saignants, violacés, dont elle crachait très loin les noyaux. Ou bien, lorsqu’elle voulait viser une cible (généralement son arrière-grand-mère impotente qu’on installait dehors, dans un fauteuil), elle les pinçait entre le pouce et l’index et le menu projectile portait à une vingtaine de mètres.

— Vous me semblez en grande forme, mes lurons ! déclara Lady M. après un regard approbateur.

Ils confirmèrent le diagnostic et s’attablèrent. Contrairement aux craintes de Lady M, et grâce à son habileté, la plus parfaite harmonie régnait entre les deux hommes. Après quelques jours d’inquiétude et d’observation, le Roumain avait décidé que son statut n’était pas en danger. Tout continuait comme par le passé, à cela près que la présence de Lambert apportait à leur vie sénile une chaleur et un entrain bénéfiques.

Ils se servirent.

Pompilius buvait du thé fort, Lambert du chocolat crémeux. Il expliquait que ce breuvage lui donnait une sensation de vacances. « Quand je travaille, précisait-il, je prends du café. »

Lady M. lui dit brusquement :

— Lambert, il va falloir vous mettre au café !

Il s’interrompit de beurrer un toast pour sonder la figure malicieuse de son hôtesse.

— On s’attaque à un boulot ? demanda-t-il.

— Je déteste une oisiveté prolongée ; ce qui ne fonctionne pas se rouille et je suis à un âge où le mouvement est vital.

— On peut connaître votre projet, merveille de mes jours ? murmura Pompilius.

Il tenait sa sous-tasse de la main gauche, sa tasse de la droite, avec le petit doigt, non pas levé, mais légèrement détaché des autres.

Il aimait l’instant capiteux où Lady M. dévoilait ses projets.

— La réponse se trouve sous la corbeille à pain, dit la vieille.

L’ancien diplomate souleva l’objet indiqué et découvrit un bristol gravé. Il le prit et lut à mi-voix :

« Le prince Mouley Driz serait heureux que vous veniez fêter les vingt ans de sa fille Shérazade en son palais de Marbella le 16 juin prochain à partir de 22 heures.

Robe du soir, cravate noire. »

— Nous y allons ? questionna-t-il avant de prendre une gorgée de thé brûlant.

— Pour rien au monde je ne voudrais rater ça, déclara son amie. Ces fêtes pour version hollywoodienne des Mille et une Nuits me ravissent par l’extravagance de leur mauvais goût. Le faste clinquant de ces gens dépasse ce que ne saurait inventer l’imagination européenne la plus délirante ; même les milliardaires texans ne leur arrivent pas à la cheville ! Le style loukoum me flanque des frissons et ce que j’éprouve à ces soirées ressemble à de la délectation morose. A propos, Lambert, il va falloir qu’on vous achète un smoking.

— Mais je ne suis pas invité ? objecta le garçon.

Lady M. se rembrunit :

— Sachez que lorsque je suis conviée quelque part, je viens avec qui il me plaît. Pompilius, vous prendrez les mesures du petit et vous téléphonerez chez Lamson, à Londres, pour qu’on lui confectionne d’urgence un smoking bleu nuit, col châle ; nous trouverons bien ici un tailleur andalou capable de pratiquer les ultimes retouches si besoin est. »

Pompilius acquiesça, docile. Son dentier fit éclater un toast dont, avec maestria, il parvint à retenir les débris dans le creux de sa main.

« Seigneur, quel artiste vivant ! La vie de cette ganache est une espèce de danse du maintien. Et dire qu’il est roumain, ce con, donc un peu métèque ! Pourquoi n’en avez-Vous point fait quelque lord anglais, doux Seigneur ? C’est fait pour aller chasser la grouse en écosse, ce machin-là, au lieu de chasser la petite pétasse à culotte douteuse dans les brasseries et les salons de coiffure ! Des manières pareilles, c’est un don du ciel ! Je lui dois beaucoup car il dore mon blason, le vieux gâteux. C’est par rapport à lui que mon personnage prend de l’envergure. Il est mon assise ! Maintenant, il’ va falloir que je dresse l’autre petit daim afin qu’il passe pour mon gigolo. J’ai l’âge, Seigneur, à entretenir un beau minet doré. Cela amuse la coterie, mais cela fait jaser. Or, j’ai besoin qu’on jase à mon propos, Vous le savez bien, car il me faut coûte que coûte rester dans le vent. Je dois demeurer un personnage à la mode, malgré ma putain de chierie d’âge ! Ah ! comme Vous nous bitez royal, Seigneur ! Chapeau ! La vie nous paraît bien étale, mais au-dessous de sa surface riante, un courant de chasse d’eau nous emporte ! Me voilà, balayée par la trombe Jacob-Delafon, près de la fosse d’aisance, de la fosse commune, Seigneur. Mais je lutterai, ne Vous y trompez pas ! Flèche de tout bois ! Déterminée, ardente ! Toujours pouliche sous mes harnais de haridelle ! Vieillarde ? Et alors ? Pourrie mais invaincue ! Carabosse et toujours Marjolaine ! La vache, ce que je suis requinquée entre ces deux glandeurs ! L’aristocrate et le bel athlète. Le vieux lécheur de clitoris et la queue d’or ! Je veux en profiter jusqu’à l’ultime thrombose, Seigneur ! Faites que chacun de mes derniers jours dure un siècle, par pitié ! Le malade inguérissable et qui se sait foutu, Vous avez vu comme il vit chaque seconde ? Plus de chichis avec la vie ! N’en rien laisser perdre ! Ça se torche comme une assiette de paysan avec de la mie de pain. On tète jusqu’à la dernière goutte. Ah ! charognerie charognarde et charognante ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ! Pas si con que ça, ce Corneille, Seigneur. Je ne sais ce que Vous en pensez, mais moi je Vous le dis ! La vieillesse est une infamie ! »