— C’est tout à fait impensable, monsieur Mazurier. Le secret bancaire est inviolable et si j’osais poser une telle question j’encourrais des sanctions de l’Union des banques.
— Il est beau votre secret bancaire ! s’était écrié l’industriel en brandissant le bordereau clandestin afférent à son compte numéro ! Parlez-m’en !
L’autre n’avait pas perdu son assurance pour autant.
— Nous allons procéder à une enquête au sein de notre établissement et je peux vous annoncer que le coupable sera vite démasqué et congédié sans indemnités.
— C’est tout ?
— Si nous portions plainte, vous seriez amené à témoigner et je ne pense pas que vous ayez intérêt à ébruiter cette affaire qui ne manquerait pas d’avoir des répercussions en France !
La menace ! Tranquille, péremptoire ! Le Lyonnais était coincé. Il ne pouvait que subir. Et se taire. Pris dans les formidables rouages des banques helvétiques, force lui était d’accepter l’escroquerie.
Les deux banquiers utilisaient à présent le schweizerdeutsch pour converser. Bien qu’il eût qualifié l’affaire d’inouïe, von Gartner en parlait sur un ton mesuré, sans marquer de surexcitation particulière. Le rat malade l’écoutait en hochant la tête.
Au bout d’un moment de palabre, Giacomo von Gartner réalisa qu’il ne s’exprimait plus en français et s’en excusa auprès de Mazurier.
— M. Jacob Haltmann va immédiatement s’occuper de cette pénible histoire, en relation avec le service de surveillance de nos différents établissements, n’est-ce pas, monsieur Haltmann ?
L’homme grisâtre opina.
— A première vue, M. Jacob Haltmann pense que quelqu’un a dû se présenter ici en se faisant passer pour vous. Quelqu’un disposant de pièces d’identité à votre nom et qui connaissait votre signature numérique. Il est certain qu’il l’aura contrefaite. Car, écoutez bien, monsieur Mazurier, si les escrocs dont vous me parlez n’avaient été au courant que du montant de votre solde chez nous, effectivement on pourrait croire à une indiscrétion de notre personnel ; seulement ils disposaient de ce bordereau. Et celui-ci a fatalement été remis en toute bonne foi après les vérifications d’usage.
L’industriel explosa :
— Si vous opérez des transactions au vu d’un faux, vous êtes responsables !
— Responsables d’avoir produit un relevé de compte et de cela nous nous excusons ! Mais l’argent viré l’a été par vous-même en toute bonne règle.
Mazurier se dressa :
— Je ne laisserai pas le reste de mon actif chez vous une minute de plus.
— J’allais justement vous suggérer de transférer votre compte dans un autre établissement, par mesure de sécurité, riposta von Gartner. Je puis vous fournir une liste des meilleures banques suisses, monsieur Mazurier.
Ils se foutent de ma gueule par-dessus le marché ! songea le Français.
Il dit qu’il allait aviser et se retira sans saluer ses deux interlocuteurs.
Une fois seuls, Gartner et Haltmann échangèrent une grimace d’ennui.
— Fâcheux, fâcheux, fit Giacomo von Gartner. J’ai horreur de ce genre d’anicroches. C’est le type d’escroquerie qui ruinerait rapidement notre crédit international s’il se répétait.
— Il serait bon de prévenir le Service Rampant, ne croyez-vous pas ?
— Et comment ! Dans les cas de ce genre, il s’est toujours montré très efficace.
La rue du Bourg, à Lausanne, est une voie en pente située dans le quartier Saint-François, en plein cœur de la ville. Dans le milieu de cette artère animée, Adolphe Ramono possédait un local ténébreux au fond d’un couloir sur les murs décrépis duquel s’étageaient des boîtes aux lettres déglinguées. Une ampoule nue, à la lumière assombrie par des chiures de mouches, éclairait minablement l’étroit corridor mal entretenu. On sentait que cette survivance de masure vivait ses derniers jours dans un endroit où proliféraient les commerces de luxe.
Lorsqu’on atteignait l’extrémité de l’entrée, on trouvait, sur la droite, l’escalier accédant aux étages et, sur la gauche, un seuil de trois marches branlantes devant une porte peinte en brun excrémentiel.
Un panneau blanc accrochait le regard. On y lisait, écrit en caractères en relief que la colle trop ancienne trahissait :
Le timbre blanc d’une sonnette dont on suivait le fil le long du chambranle, était surmonté d’un autre avis, rédigé à la main celui-là : Sonnez et entrez.
La visiteuse qui se présenta aux Editions des Frères de la Vérité, ce matin-là, obéit à l’injonction. Elle perçut un râle caverneux et, quand elle poussa le panneau après avoir entendu le déclic de la gâche libérée, elle fut violemment agressée par une terrifiante odeur de chou aigre.
Elle venait chez Ramono pour la première fois. Bien qu’on l’eût avertie, elle n’en crut pas ses yeux. L’antre obscur était envahi par des piles de brochures qui grimpaient jusqu’au plafond. Au milieu de cette prolifération de papier jauni, demeurait une sorte de clairière assez grande pour héberger un bureau, deux sièges et un classeur. Au-delà du bureau, il y avait un réduit qui devait servir de cuisine à « l’éditeur » car c’était de cette partie du local que s’échappaient les fâcheux remugles. Un créneau pratiqué dans la montagne d’imprimés conduisait à un fenestron donnant sur une cour, mais la lumière qui en résultait n’aurait même pas permis au locataire du lieu de lacer ses chaussures.
La visiteuse se risqua jusqu’au bureau. Une lampe ancienne, coiffée d’un abat-jour vert, éclairait ce point névralgique de la « maison d’édition ». Elle s’arrêta, indécise et vaguement apeurée.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Ramono à la cantonade.
Et il surgit du coin cuisine. Sa laideur augmenta l’angoisse de la femme. L’individu était à la limite de l’anormalité. Il possédait une tête bien trop importante pour le reste de son corps plutôt gracile. La disproportion se situait surtout dans la partie inférieure du visage. Adolphe Ramono avait une énorme mâchoire qui faisait songer à quelque effroyable prothèse. Son menton, plus large que son front, faisait de lui un monstre. Sa bouche immense, dépourvue de lèvres, accroissait la hideur du personnage. Gueule de saurien préhistorique, confirmé par des yeux immenses, mobiles, tellement en saillie que le type devait pouvoir regarder derrière lui sans bouger. Il était d’un blond filasse, coiffé avec la raie au milieu, mais l’arrivante comprit vite qu’il portait une perruque et elle était grotesque comme celles des vieux beaux du temps jadis.
Il avait noué un tablier de cuisine par-dessus son complet veston grisâtre.
— Bonjour, madame. Vous désirez ?
A cause de l’odeur de chou et du tablier, elle balbutia :
— Je vous dérange ?
— Je préparais mon repas, convint Ramono, mais j’ai tout mon temps. Je me faisais une saucisse au chou, qui est un plat typiquement vaudois. Je ne suis pas vaudois, ni même suisse, mais je raffole de la saucisse au chou et j’en mange plusieurs fois par semaine.
Il s’approcha de la femme et fit pivoter l’une des deux chaises pour l’inviter à y prendre place.
Lorsqu’elle fut assise, il dénoua son tablier qu’il jeta sur une pile de brochures. Puis il prit place de l’autre côté du bureau. La femme nota qu’il portait une cravate à système, dont le nœud était fait une fois pour toutes sur un support triangulaire et qu’elle tenait à son cou par un élastique. Celui-ci s’était distendu et sortait de son col crasseux.