Il s’était récrié pour la forme et aussi parce qu’un homme ressent toujours de la nostalgie à l’idée de renoncer à une femme, quand bien même il ne la convoite plus. Elle avait tenu bon, mystérieuse et lointaine, un peu maternelle aussi. Depuis que l’acte avait disparu de leurs relations, ils vivaient un amour fortifié. C’est l’élagage qui assure la santé de l’arbre.
Elle suivait le mouvement minutieux du rasoir sur le visage de Pompilius. Senaresco semblait hachurer un dessin. Après quelques saccades, il torchait la lame perfide à un récipient ourlé de caoutchouc couleur de gencives mal portantes. La mousse qu’il y déposait était souillée de poils gris écœurants.
— Vous paraissez préoccupée, ce matin, ma mie ? observa-t-il.
— Ne parlez pas, Pompilius, sinon vous allez vous entailler et coller sur vos plaies ces immondes petits morceaux de papier qui vous font ressembler à un dessin de Dubout !
Il sourit car, effectivement, une perle rouge perçait la mousse de son menton.
Malgré le conseil de sa compagne, il murmura :
— Il va bien falloir que vous me disiez ce qui vous préoccupe, ma chérie.
« Il est follement perspicace, ce vieux con, Seigneur ! Il sent tout. Au point que j’ai l’impression, depuis qu’il ne me baise plus, de vivre en compagnie d’une femme. Il n’y a que les femelles pour tout savoir des autres au premier regard. »
Elle éprouva pour son compagnon une bouffée de tendresse teintée de reconnaissance. Ce vieux branleur vivait dans son ombre, tel un cloporte installé sous une grosse pierre.
Elle éleva sa main droite alourdie de bagues.
— Vous ne remarquez rien, vieux cocker ?
Pompilius se retourna, il avait une moitié de visage rasé et tenait son rasoir le long de sa jambe nue encore musclée.
Son regard pâle enveloppa la dextre de sa compagne. Il possédait d’étranges yeux gris, très clairs, cernés d’un cercle vert.
« Comme il a de beaux yeux, ce sombre dégueulasse ! Quand il les pose sur une jouvencelle, elle en est troublée, évidemment. Ah ! Seigneur, il s’y entend pour faire mouiller les gamines ! Après, dans la voiture, cela doit aller tout seul ! Il lui suffit de les fixer, de murmurer peut-être quelques phrases enjôleuses et d’avancer sa main de prélat vers leurs petites chattes humides ! Quel lubrique bonhomme, Seigneur ! »
L’examen fut révélateur pour Pompilius.
— Vous n’avez pas mis votre émeraude, fit-il au bout d’un instant.
— Sans mon émeraude, je me sens nue, vous le savez bien, grand bellâtre !
— L’auriez-vous perdue ?
— Non.
— En ce cas, on vous l’a volée ?
— Oui.
— Vous avez des soupçons ?
— Non : une certitude.
— Qui ?
— Le plagiste ! Tout à l’heure, il m’a pris la main et l’a pressée de façon singulière. Vous n’ignorez pas combien je suis allergique aux huiles solaires, Pompilius ? Regardez : il me vient déjà des rougeurs sur la peau. Le petit misérable s’était copieusement oint la paume pour pouvoir lubrifier mes doigts le moment venu. Le bougre est habile car je n’ai rien senti !
— Son larcin confine à l’exploit ! convint Pompilius.
Il retourna au lavabo pour achever de se raser. Dans son for intérieur, il jugeait cocasse que Lady M. fût volée. Il demanda :
— Vous avez l’intention de prévenir la police ?
Elle haussa les épaules et gagna sa chambre.
Quand ils se déplaçaient, ils prenaient toujours deux chambres communicantes. Il en avait été ainsi depuis leurs débuts. Lady M. ne supportait aucune présence étrangère dans sa couche après l’orgasme.
« Je serai seule dans mon tombeau, déclarait-elle, je tiens à l’être également dans mon lit ! »
Elle n’appréciait pleinement l’existence que la nuit, une fois débarrassée des autres. Elle s’entourait de vivres et de boissons, de livres et d’objets susceptibles de lui être utiles au cours d’une insomnie. Ces précautions étaient de pure forme car elle dormait très convenablement pour une femme de son âge, sauf toutefois la dernière nuit, ayant l’esprit trop mobilisé par l’opération qu’elle préparait. Elle avait recouru à des bonbons fourrés au miel liquide, dont elle raffolait ; à un verre d’eau de fleur d’oranger très sucrée, à la lecture d’un ou deux chapitres de Lumière d’août de Faulkner et à une dizaine de Notre Père parcourus sur son chapelet de première communiante qu’elle avait toujours conservé, étant animée d’une foi inextinguible.
Elle eut quelque mal à ôter son maillot mouillé jusqu’à la taille, à cause de cette foutue canne anglaise dont elle ne parvenait encore pas à se passer !
— Dois-je vous aider à vous essuyer, poupée bleue ? cria Pompilius depuis sa propre salle de bains.
Comme tous les pique-assiette, il se montrait d’une serviabilité excessive.
— Non merci, il faut que je m’assume ! répondit-elle.
Avec une complaisance morose, elle se regarda, nue, dans la grande glace cruelle posée contre la porte. Informe et flasque, avec une chair à gros plis évoquant ceux d’un rideau de scène.
« Seigneur ! Que sont devenues mes formes d’antan ? J’étais belle comme un violoncelle et désormais je ne suis que ruine ! Les mâles raffolaient de ce corps guetté par les vers. Pas un millimètre carré de ma personne qui n’eût été enduit de salive ou de sperme, cher Seigneur ! Et le voilà à l’abandon, pareil à un jardin anglais qui part en friche ! Moi, la grâce triomphante, je suis informe à présent, voire même difforme ! Mon cul pend comme une serpillière mouillée. Les poils de ma chatte sont tout à fait blancs et je n’ai plus le courage de les teindre. Leur belle frisure s’en est allée et ils sont maintenant raides et rêches comme une perruque de clown. Mon nombril s’est creusé, élargi et ressemble à un balancier d’horloge arrêtée. Seigneur, quelle étrange punition que l’âge ! Il me suffit d’un coup d’œil dans ce miroir pour comprendre ce qu’est le prix de mes fautes. Ma durée est une forme de condamnation sans appel ! Vous auriez pu me rappeler à Vous alors que j’étais encore baisable, Seigneur ! J’eusse aimé mourir à mon époque salope. Finir étouffée par une belle bite rubiconde ou bien mourir des coups que m’administrait Boris Malikov, ce sauvage moujik de l’ambassade soviétique. J’aurais volontiers accepté mon trépas lorsque mon cher Werther viennois, dont j’ai oublié le nom (ah ! ces neurones qui sautent, l’un après l’autre !) m’avait introduit le canon de son revolver dans le sexe, menaçant de tirer si je ne parvenais pas à le rendre certain de mon amour pour lui ! Comme cela était bel et bon, Seigneur ! Ah ! l’enchantement de la folie ! La griserie de la frénésie ! Je ne me nourrissais que de foutre et de champagne. Ne dormais que quelques heures le jour, et encore : d’un seul œil ! Et voici ma déchéance. Je suis devenue une misérable buveuse de thé, une grignoteuse de salades cuites. Je digérais caviar et foie gras, homards et cailles farcies et Vous m’avez rendue herbivore ! »
Elle ne pleurait pas, ses glandes lacrymales, comme les autres, s’étant taries.
Lady M. prit une douche, s’aspergea d’une eau de toilette qui sentait la tubéreuse et revêtit un ensemble de lin bis sur un chemisier vert. Son émeraude lui manquait.
Elle soupira en évoquant le beau sexe juvénile du plagiste. Il lui avait donné le change au moment de voler sa bague. Opération diversion ! Petit salaud ! Et elle qui, un moment, avait cru à une pulsion du garçon, à une impossible bouffée de désir. Comme s’il eût pu tirer jouissance de la main, de la bouche ou du vieux pot dévasté de Lady M.