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— Et vous habitez un hôtel particulier du boulevard des Belges, à Lyon, proche du Parc de la Tête d’or ?

« Les Mitron-Lasauge constituent une espèce de dynastie notariale, entre Rhône et Saône, expliqua Lady M. à Pompilius. Très vieille famille bien pensante. L’un des bastions du rigorisme de province. Fallait-il, cher Justin Mazurier, que vous fussiez riche pour que les Mitron-Lasauge consentent à marier leur fille aînée au fils d’un gendarme ! »

« Seigneur, il chie ! Je Vous jure qu’il chie dans son beau froc immaculé ! Je croyais qu’il aurait plutôt envie de gerber, mais non, chez ce connard c’est le sphincter qui lâche en premier. Lorsque nous serons repartis, il devra se changer et comme il aura honte devant sa pétasse de négresse, il lavera lui-même son slip dans le lavabo de sa salle de bains, le petit bonhomme ! »

Mazurier devint d’une pâleur mortelle. Sa teinte cadavérique rappelait à Pompilius un petit garçon tué par une voiture qu’il avait aperçu, un jour, sur un quai de Genève. L’enfant foudroyé avait ce même ton blafard, légèrement bleuté.

Lady M. se pencha pour cueillir des mains figées de Mazurier la photo qui le représentait en train de lécher la cuisse sombre de son amie à travers les mailles du hamac.

— J’imagine Marie-Thérèse, votre épouse, si pudique, devant cette image ! Les Mitron-Lasauge ont-ils accepté enfin la notion de divorce, depuis que l’Italie s’y est ralliée ? Je parie que non !

— Vous connaissez ma femme ? balbutia Mazurier d’une voix blanche.

— Oh ! mon doux ami, je suis devenue une vieille pie curieuse de tout, répondit Lady M., s’abstenant de répondre à la question.

Elle déposa l’image sur la table basse.

— N’aviez-vous pas une photographie supplémentaire, Pompilius ? demanda-t-elle au Roumain.

Il feignit de fouiller sa poche intérieure et sortit, comme en s’excusant, une dernière photo montrant Mazurier avec l’enfant de sa conquête à califourchon sur ses épaules. La jeune femme tenait amoureusement son amant par la taille.

— En regardant ces clichés, Pompilius, je comprends votre engouement pour la photographie. C’est passionnant de capter ainsi l’intimité des gens, de lire leurs sentiments à travers le viseur d’un objectif ! Vous avez eu ce ravissant petit brin d’homme avec un Blanc, je gage, ma petite Muriel, car il est à peine teinté ?

La jeune femme ne répondit pas. Elle savait que son pressentiment ne l’avait pas trompée et que ce vieux couple pittoresque et charmant se composait de deux forbans. N’ayant pas grand-chose à perdre dans la mésaventure, elle avait tendance à trouver la situation plutôt farce.

Il l’intéressait de voir de quelle façon son riche séducteur allait affronter le problème.

Lady M. soupira, désignant le bambin hilare sur le dos de son hôte :

— Vous savez qu’on pourrait le croire vôtre, ami Mazurier ?

La ressemblance n’est souvent qu’une vue de l’esprit. Marie-Thérèse, devant cette photographie, n’aurait aucun doute.

— Que voulez-vous ? questionna-t-il d’un ton vide.

La vieillarde parut ne pas avoir entendu la question. Elle chassa de sa pauvre main fripée les menues miettes que le toast avait déposées sur sa jupe.

— Pompilius, mon tendre, aidez-moi à m’arracher de ce canapé ; il est temps que nous prenions congé.

Le bonhomme s’empressa, avec ses grâces surannées de vieux beau dont l’existence s’était passée dans les salons les plus huppés et les plus hermétiques d’Europe. Il se prévalait même d’avoir été reçu avant la dernière guerre à la cour du roi Carol II de Roumanie.

Lady M. retrouva la verticale dans un gémissement causé par l’arthrose. Elle assura sa canne sous son bras. Il se produisait, à son coude gauche, une talure douloureuse où rôdait l’eczéma et son omoplate finissait par remonter. Ce serait une tare de plus à ajouter à son palmarès de vieille.

Le départ précipité du couple décontenança Mazurier presque autant que les menaces informulées de la gorgone.

— Ne vous en allez pas si vite ! bredouilla-t-il.

— Je déjeune tôt, s’excusa Lady M., car je fais une sieste prolongée après le repas. J’ai horreur de me rendre à la salle à manger au moment de la cohue.

« Tous ces gens en maillots de bain qui se ruent sur le buffet, ruisselants d’ambre solaire, me donnent la nausée. Merci pour le bon accueil, mes amis. J’espère voir le bambin en fin de journée. Comment se prénomme-t-il, au fait ? »

— Noël, dit Muriel.

— Si j’avais eu un fils, je l’aurais appelé ainsi, assura Lady M.

3

Lambert tira ses pédalos sur la plage, assez loin de l’eau frissonnante. Les embarcations pesaient plus lourd qu’on pouvait le croire. Quand elles furent rassemblées, il les réunit par une chaîne dite de sécurité, mais le plagiste imaginait mal qu’on pût voler l’un de ses engins. Le nom du Tropic Hôtel se trouvait peint sur chacun des flotteurs, en caractères formés de menus palmiers stylisés.

Quand il eut également placé au sec les petits catamarans, et plié leur voile pourpre, il prit sous son bras son registre journalier, ferma à clé la porte de la cabane de bois lui servant de « bureau « et remonta l’allée conduisant à l’hôtel. Miss Lola se trouvait à la caisse, avec un air de profond ennui sur son visage sombre où flambait une bouche exagérément fardée en fluo orange. Des boucles d’oreilles, larges comme des balançoires de perroquet, la transformaient en pube pour la Vache qui Rit. Lambert ricana. Il l’avait plantée au début de son engagement au Tropic Hôtel, mais elle baisait comme un édredon (et pas un moelleux ! précisait-il) aussi leur liaison avait-elle vite tourné court, ce qui était fâcheux pour Lambert puisque Miss Lola était la fille du directeur.

Le garçon déposa son registre sur le comptoir, fit miauler à vide un baiser sans promesses et quitta l’établissement. Sa vieille Mobe pourrie l’attendait au parking. Elle se trouvait dans un tel dénuement qu’il s’abstenait de mettre l’antivol. Elle démarra pourtant sans réticence et il fonça vers le centre commercial. Le soir tombait rapidement dans un formidable embrasement pourpre pour calendrier. Les papetiers de l’endroit débitaient à tour de bras des Couchers de soleil sur le lagon.

Il s’arrêta au Bar de l’infini pour y consommer l’énorme pan bania accompagné d’un demi de bière qui lui tiendrait lieu de dîner. Il se nourrissait chichement, dans le style fast food ; pour lui, la bouffe était une nécessité, semblable à celle du mélange deux-temps qu’il introduisait dans le réservoir rouillé de sa Mobe.

Il mastiquait à grandes gueulées de loup, debout devant le flipper que martyrisait un jeune Guadeloupéen au short élimé. Il ne suivait pas les turbulences lumineuses et fracassantes de la partie. L’esprit ailleurs, il se débattait contre une sournoise nostalgie. Des besoins de France le poignaient parfois, à la tombée du jour. Ses souvenirs d’enfance, qui renâclaient bêtement, appelaient au secours. Il en avait sa claque de « la vie noix de coco » ; sa claque des petites estivantes désœuvrées, filles à papa le plus souvent, qu’il ramenait dans son studio pour une baise en catastrophe. La mer, le soleil, le vent, bon, il aimait ça et s’en goinfrait ; mais il supportait mal les heures mortes de la nuit. Hormis un dancing d’hôtel pour touristes et deux ou trois bistrots où des groupes créoles venaient s’exercer, il n’existait pas de vie nocturne à Saint-François. Une fois le soleil disparu, on se rappelait que la Guadeloupe était une île. Une île papillon, mais une île aux murs desquels pourrissaient des affiches électorales devenues sans signification. Une île où il y avait des maisons davantage couvertes de tôle ondulée que de tuiles. Une drôle de France antillaise, mi-province, mi-colonie.