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La fille qu’il avait rambinée dans l’après-midi déboucha dans le café et il fut honteux d’avoir la bouche pleine pour l’accueillir. A vrai dire, il ne comptait pas trop sur sa venue. Souvent, elles acceptaient des rendez-vous et posaient des lapins. Il eut un geste drôle avec son moignon de sandwich, pour s’excuser. Elle venait tirer une petite crampe express avant le dîner. Pour faciliter les transports, elle avait enfilé une espèce de chasuble jaune qu’elle ne garderait sûrement pas pour passer à table. Lambert régla hâtivement son écot et entraîna l’arrivante vers une alignée d’immeubles récents, à deux étages, géométriques et sans âme. Il ne se rappelait plus son prénom et n’osait le lui redemander. Ils marchèrent en silence. Une confuse déception se glissait dans leurs éphémères relations. Ils savaient ce qu’ils avaient à attendre l’un de l’autre et, à cause du soir languide et du décor mesquin, trouvaient les mots superflus. Lambert parvint pourtant à poser à la fille quelques questions sur ses études. Elle fréquentait une fac de lettres qui, de toute évidence, ne la mènerait pas très loin.

Le studio qu’il occupait était chichement meublé. Le jeune homme lui avait donné un petit côté atelier d’artiste en y accrochant ces peintures naïves que l’on trouve à profusion aux Antilles mais qui proviennent d’un autre pays. Il avait exécuté quelques collages amusants à l’aide de photos découpées dans des magazines. Des paréos criards, accrochés de-ci, de-là, complétaient le décor.

— Une goutte de punch ? demanda-t-il.

Elle refusa, alléguant que ce breuvage était trop hard. Il lui promit de l’adoucir « à mort » avec du sirop de canne et lui confectionna d’autorité un cocktail auquel elle toucha à peine.

— C’est comment, ton nom, déjà ?

— Alexandra ! fit-elle, tout de suite boudeuse.

Il la saisit par la taille, à deux mains. Elle était bêtement jolie : nez retroussé, yeux bleus, cheveux trop blonds pour l’être naturellement lorsqu’on n’est pas scandinave… Il l’embrassa. Tout de suite, elle se crut obligée d’en remettre, produisant avec le nez un bruit de fouissement accéléré. Connasse ! Elle manquait de sincérité. Elle était déjà en toc, déjà artificielle, comme sa mère qu’il avait entrevue sur la plage et qui jetait alentour des regards d’impératrice. Une impératrice qui devait se faire bourrer dur ! Lambert manquait d’entrain. Il risqua une main entre les cuisses de la môme, elle se prêta complaisamment à la caresse.

Et tout à coup, une fureur sauvage s’empara du garçon. Il eut un mouvement brutal pour refouler la donzelle.

— T’es juste venue pour te faire astiquer, hein, grenouille ?

Ahurie, la fille le fixait avec des yeux incrédules.

Lambert hurla :

— Y a que ça qui t’intéresse : te faire tirer ! Je parie que tu brosses sans penser à ce que tu fais !

Il porta ses doigts à son nez.

— Ta chatte sent même pas la chatte, mais le parfum ! Tu t’es aspergé la moulasse avant de venir tapiner chez moi, et je suis sûr que tu ne prends pas ton pied ! Tu baises pour faire croire que t’existes ; mais t’es rien ! T’es nulle ! T’es absente ! T’es vide comme le trou où je viens d’enfoncer mon doigt !

Elle secoua sa tête effarée, comme elle l’avait vu faire aux héroïnes de films dépassées par les événements, et sortit précipitamment, sans fermer la porte. La rage inexplicable de Lambert tomba aussitôt. Une hébétude lui succéda. Il était stupéfait par son éclat. Et puis lui vint le chagrin. Mais celui-ci couvassait depuis le matin.

Il courut vomir dans ses toilettes le pan bania trop gloutonnement absorbé. Agenouillé devant la sotte cuvette blanche, il avait l’impression de dégueuler sa vie dérisoire. D’authentiques larmes de peine se mêlèrent à celles provoquées par ses nausées. Jamais il n’avait eu à tel point la certitude que son existence cheminait dans un cul-de-sac. Il était sans perspectives, sans projets ; et pire que tout : sans la moindre ambition. Un raté ! Il repousserait de mois en mois l’idée de son retour en métropole. Peu à peu, l’habitude tisserait ses rets. Le punch ferait le reste. Il finirait par s’implanter dans cet univers émollient ; grisé de soleil et d’alcool, il s’étourdirait en compagnie d’autres Alexandra et de copains hépatiques. Il voyait se réunir des bandes d’amis, dans les cafés de l’île. Des fonctionnaires, des commerçants qui prenaient un teint plombé avec l’âge. En décidant de faire halte à Saint-François, il pensait s’octroyer des vacances supplémentaires, faire la vie buissonnière. Seulement elle commençait à se refermer lentement sur lui, telle une plante carnivore sur l’insecte qui s’y fourvoie.

Lorsqu’il ne put plus vomir, il continua de pleurer, regardant l’avenir au fond de la cuvette, dans ses déjections. Il s’efforçait de penser à ses parents, mais ce qu’il ressentait pour eux n’avait rien de tonifiant. C’étaient des bourgeois de province, acariâtres et mal portants qui ne se souciaient que de leurs maux et qui lui avaient toujours préféré sa sœur cadette.

Comme l’engourdissement le gagnait, il se releva avec peine et se lava le visage au lavabo. Mais l’eau ne dissipa que les souillures de ses vomissures : ses pleurs coulaient toujours et des sanglots le secouaient, plus fortement que ne l’avaient secoué ses spasmes.

Lambert décida de boire pour s’étourdir. Il prenait goût au punch et se préparait de savants mélanges qu’il dosait avec minutie, jusqu’à ce qu’ils s’accordent idéalement avec ses papilles.

Il eut un sursaut en découvrant que deux visiteurs avaient pénétré dans son studio : Milady et le vieux beau qui vivait avec elle. Son cœur s’emballa. Il cessa de pleurer. La vieille femme portait une robe de lamé bleu avec, sur les épaules, malgré que la température ne s’y prêtât pas, un boléro de vison d’un blanc bleuté. Le type était en complet gris croisé. Lady M. s’appuyait plus lourdement que de coutume sur sa canne, sans doute parce que la journée commençait à lui peser ? Elle étendit sa main gauche en direction de Lambert, les doigts repliés à l’exception de l’annulaire où manquait son émeraude. Son regard braqué sur le jeune homme restait serein, presque enjoué. Elle se mit à agiter le doigt dressé, minuscule marionnette.

Un moment fou s’écoula. Pompilius avait sa main gauche élégamment passée dans la poche de son veston, il la gardait plaquée contre son flanc, comme le faisaient les aristos du cinéma d’avant-guerre. On s’attendait à le voir sortir quelque étui à cigarettes extra plat, en or.

Alors Lambert balbutia :

— Je vais vous la rendre.

Lady M. laissa retomber sa main.

— Vous êtes gentil, fit-elle.

« Seigneur, voyez comme ce grand gosse est beau en petit garçon penaud ! Comme il est instantanément vaincu ! Livré ! Tout juste s’il ne tend pas ses poignets, l’amour ! Bonté de Vous ! Mais j’ai le coup de foudre, Vous savez, Seigneur ! Le garnement m’émeut ! Ce que sa tendre bite, presque encore adolescente, n’a pas réussi à provoquer en moi, ce matin, sa moue malheureuse le déclenche ! Je me sens en langueur, Seigneur ! Voulez-Vous parier que je remouille ? On dit chiche ? Ah ! je voudrais pouvoir vérifier ! Il est mourant, ce chérubin ! Je le veux ! Pas pour baiser, Seigneur, de ce côté-là mon abdication est totale et définitive. Je le veux comme on souhaite posséder un chien ou une automobile. Je le veux pour l’AVOIR, comprenez-Vous, Seigneur ? Et surtout pour que personne d’autre ne l’AIT. Je l’aime, Seigneur ! Quel soudain bonheur inonde mon âme ! Je l’aime. C’est Rodrigue, c’est Fabrice del Dongo, c’est Roméo ! »