Le cri de Lady M. réveilla Lambert. Il se dressa sur le lit et l’aperçut, accrochée à son fauteuil, son bon genou en terre, l’autre à la dérive. Elle se signait si fort que sa main produisait un bruit sourd contre son front, sa poitrine et ses épaules.
Le salon était éclairé par les enseignes de la rue, car il n’avait pas fermé les rideaux avant de s’étendre.
— Il faut venir vous coucher, Milady, grommela-t-il, ensommeillé.
Elle ne l’entendit pas. Il voulut l’aider à se relever, mais elle résista farouchement. Elle était crispée et formait un bloc compact. Alors il s’assit dans le fauteuil et se mit à lui parler à voix basse et douce, espérant que les paroles se faufileraient jusqu’au point de veille de sa lucidité, probablement enfouie dans son esprit perturbé.
Lady M. dit :
— Pardonnez-moi, mon Père, parce que j’ai péché.
Elle continuait de se signer avec violence. Puis elle interrompit ses signes de croix et commença :
— Mon Père, je suis indigne de toute absolution, pourtant, je veux Vous confesser ma faute la plus grande qui est le mensonge. Je vis de lui, par lui et pour lui depuis tant et tant d’années qu’il m’a complètement investie et que la vérité n’existe plus pour moi. Ses racines sont en moi comme celles d’une vieille plante ornementale dans son pot. Il ne subsiste pratiquement plus de terre pour les nourrir, mais elles s’alimentent par elles-mêmes. L’origine de cette déviation, mon Père, c’est une très cruelle mésaventure qui m’est arrivée à l’âge de huit ans. Que je Vous dise pour débuter : maman était fille mère. On l’avait placée comme servante dans une ferme, en Normandie ; et comme c’était une belle fille, son patron l’a engrossée. Lorsque je suis née, elle m’a mise en pension chez un couple sans enfant qui s’appelait Lelandier. Lui, fabriquait des fourneaux, et c’était de bons fourneaux lui « faisaient une vie » au point de vue usage. Papa Emile, il m’aimait beaucoup. Il me prenait souvent sur ses genoux, mon Père et, le soir, quand il sortait dans la cour pour pisser dans le renfoncement de la remise, il m’emmenait avec lui, pendant que maman Germaine, son épouse, bassinait mon lit avec une chaufferette. On jouait. C’était moi qui lui sortais la queue du pantalon et qui la lui tenais pendant qu’il arrosait le pied du lilas. Je Vous relate ces détails, mon Père, afin de vous montrer que nous avions des relations affectueuses, lui et moi. Nous habitions au bout du village de Saint-Jean-de-Roche, en bordure d’un bois d’où sortait une source fraîche et limpide dont l’eau avait une foule de propriétés que j’ai oubliées ; mais tous les habitants du bourg venaient y puiser. Un soir d’automne, tandis que nous attendions le retour de papa Emile parti réparer une potagère, maman Germaine m’a demandé d’aller tirer une cruche à la source pour l’absinthe du soir de son mari. Il aimait la boire glacée. Me voilà donc partie pour le bois voisin. J’arrive à la source et m’agenouille sur la grande pierre plate qui la bordait. Ça se met à couler dru dans le pot de grès. Quand tout à coup un bras puissant me fait une clé au cou tandis qu’une grosse main ébréchée fourgonne dans ma culotte qui fermait par des boutons, et me l’arrache. Ah ! si Dieu n’avait pas accordé deux mains aux hommes ils seraient moins dégueulasses. Aussitôt après, mon agresseur me flanque un sac de toile par-dessus la tête, jusqu’à la poitrine. Je pouvais toujours gueuler là-dedans, mon Père ! Une fois aveuglée, muselée et bloquée de l’hémisphère nord, l’homme m’écarte les jambes et me colle son sexe entre les jambes. Moi, ce gros machin lisse et rond du bout, je me dis : « Ça, c’est papa Emile qui me fait une farce. » Mais le voilà qui pousse comme un perdu, tout en m’écartant la chattoune avec ses gros doigts râpeux. La souffrance est terrible, mon Père. Je défaille, je pleure, enfin je m’évanouis. C’est maman Germaine qui, inquiète de mon absence prolongée, est venue à la source et m’a retrouvée. Ce chabanais dans la région ! Les gendarmes sont venus. Moi, je pensais qu’ils arrêteraient papa Emile, à cause du sac ; il en avait toujours un, roulé sous le bras, pour ramasser des choses en cours de route. Mais personne n’y a pensé, sauf maman Germaine qui a tout compris et s’est mise à me détester, la carne. Ma vie est devenue un enfer. Elle faisait courir le bruit que j’avais de mauvais instincts et le village m’a mise en quarantaine. Cette épouvantable chose m’a donné la haine de l’homme, mon Père. Par la suite, je me suis vengée autant que j’ai pu. Mais aucun mâle ne m’a plus jamais pénétrée. Je les excitais et, quand ils bouillonnaient de désir : adieu Berthe, va te branler ! Même l’homme avec qui j’ai vécu plus de vingt ans, n’a jamais eu le droit de me posséder. J’ai accepté mille caresses, et il savait les prodiguer, le chéri ! Mais la bite dans le cul, mon Père, pas une seule fois. Alors, comme mes sens me tourmentaient, j’ai copulé dans l’imaginaire. J’ai tout vécu par la pensée. Des coïts chimériques, mon Père ! Des partouzes impossibles, des poses irréalisables, des perversions inavouables ! Ah ! je l’aurai fait fumer par la pensée, mon cul, mon Père ! Si ce dévergondage de l’esprit a offensé le Seigneur, qu’il me le pardonne ; intercédez pour moi. Et qu’il me pardonne aussi l’amour vrai que je porte à mon petit Lambert, mon Père. Lui, oui, j’aurais voulu le prendre en moi. A cause de lui, je serais tentée de pardonner. Ah ! mon Père, si l’on me proposait d’échanger mon âme contre la jeunesse, comme au docteur Faust, ce que j’accepterais ! Ah ! mon Père, mon Père, être à lui une fois, une seule, et puis mourir ! Et puis mourir ! »