Le groom sonna à la porte des Siciliens. On ouvrit. Quelqu’un lui remit un pourboire et il disparut avant que la porte se soit refermée sur les arrivants.
Lambert reporta sa chaise au salon et passa dans la chambre. Lady M. s’éveillait. Elle avait le regard lucide.
— Quelle heure est-il ? s’informa-t-elle.
— Six heures du matin, mentit Lambert, je vais vous aider à passer dans la salle de bains.
Il la prit dans ses bras. Elle noua ses bras à son cou.
Il la baisa sur la bouche.
— Je t’aime ! chuchota-t-il.
C’était la première fois qu’il osait la tutoyer. Les yeux de Lady M. s’emplirent de larmes.
— Mon tout petit, balbutia-t-elle. Mon présent de Dieu. J’ai passé la nuit à ressasser un triste épisode de mon enfance. Le moment est venu pour moi de te le raconter. Mais je t’ai tellement dit de choses que tu ne le croiras peut-être pas !
— Je crois toujours ce que vous me dites, Milady.
— Et quand je me contredis ?
— Je crois à la dernière version.
Il la déposa dans la salle de bains qu’elle ferma derrière lui. Lambert ramassa le sac bleu et sortît, laissant toujours la porte entrebâillée. Il courut jusqu’aux ascenseurs. Les chiffres éteints indiquaient qu’ils ne se trouvaient pas en service pour l’instant. Alors il rebroussa chemin et s’accroupit devant la porte des Siciliens, posant le sac près de celle-ci. Il dégagea la canule et la glissa doucement sous la porte, dans l’épaisseur de la confortable moquette. Elle fut introduite sans résistance. Lambert plongea la main à l’intérieur du sac pour débloquer le bec d’admission. Il perçut un sifflement ténu que seule pouvait capter son oreille avertie.
Son cœur battait à un rythme normal. Il n’éprouvait aucune crainte. Un si grand calme l’impressionnait. Un jour, avec des copains, ils avaient parié de traverser un pont en marchant sur la main courante du garde-fou. Au dernier moment, les autres s’étaient dégonflés. Tremblant de peur, désespéré par son comportement, il avait relevé le défi, se disant qu’il allait périr sottement pour de la gloriole. Et puis, une fois en place, il s’était senti détendu, sûr de soi et tout avait été facile.
À cet instant, il ressentait la même certitude heureuse. Il faisait semblant de chercher un gravier dans sa chaussure pour justifier son arrêt dans ce couloir, mais il « savait » que personne ne surgirait. Parce que c’était un instant « pour lui », inscrit dans le grand livre de son destin et qu’il lui suffisait de vivre « normalement ». Un bruit feutré de conversation lui parvenait, en provenance de la suite 2011. Lambert attendit, fourrageant sottement dans son mocassin. Combien de temps s’écoula de la sorte ? Il n’en avait pas la moindre idée. Tout cela s’opérait en marge, dans une autre dimension. Il prêtait l’oreille au menu chuintement du gaz. La bombe fut vide car elle devînt silencieuse. D’un mouvement rapide, il se rechaussa et arracha la canule. En quatre pas il eut regagné sa chambre. Là, ses jambes se mirent à flageoler. La première partie de l’opération avait réussi, mais le plus périlleux restait à accomplir : pénétrer dans l’appartement. Il n’avait pas confiance en l’acide dissolvant de serrure et il se fiait à ses impressions. Fatalement, l’utilisation de la burette laisserait des traces qui attireraient l’attention. Il alla toquer à la salle de bains.
— Tout va bien, Milady ?
— Très bien, petit d’homme. Je me dépêche ; n’oublie pas que nous devons nous rendre dans le hall pour guetter la venue de nos Ritals !
— Rien ne presse, il n’est que sept heures !
Il devait agir vite pour éviter les complications que Milady ferait naître quand elle vérifierait l’heure exacte. Il décrocha le téléphone et composa le numéro 2011. Mais personne ne répondit bien qu’il laissât sonner longtemps. Combien de temps durait l’effet du gaz soporifique ? Lambert croisa ses mains loin devant lui et fit craquer ses jointures. Cet exercice lui calmait les nerfs.
« Je dois entrer dans la pièce ! il le faut ! Il le faut ! Mais comment m’y prendre ? Il y a bien un moyen ? Oh ! Milady, ma chère vieille sorcière, inspirez-moi ! »
Il invoquait sa compagne alors qu’il aurait pu la consulter, mais ce qu’il attendait d’elle ne pouvait lui être fourni « qu’indirectement ».
Et l’idée lui sauta dessus, comme un chat qu’on n’a pas vu s’approcher bondit sur vos genoux.. Il se rappela que, naguère, le sommelier ayant monté aux Siciliens le magnum de Dom Pérignon, avait pressé le timbre de la sonnette, mais qu’il avait ouvert aussitôt avec sa carte magnétique passe-partout.
Son calme revint. Il reprit le téléphone pour appeler le room-service.
— Ici appartement 2011, annonça-t-il en prenant l’accent italien, vous pouvez nous monter un autre Dom Pérignon en vitesse ?
— Tout de suite, monsieur.
A présent, la chance ou la fatalité se trouvaient programmées. Si le gaz était puissant et que ses effets se prolongent un peu, logiquement le sommelier les subirait dès qu’il pénétrerait dans l’antichambre. Il fallait donc que Lambert se tînt prêt à bondir avant que le serveur n’ait le temps de refermer la porte. Question de fractions de secondes. Lambert ne s’illusionnait pas trop : l’homme aurait probablement le temps de l’apercevoir, et alors tout serait compromis par la suite ! Il se rappela le corps brisé du type à la grosse mâchoire qui gisait dans le patio, un bas de femme enfilé sur la tête. Il en prit un de Milady, et s’en fit une cagoule : Le bas sentait l’odeur de la vieille. Ensuite, il glissa le reste du matériel dans le sac bleu et s’en fut faire le guet à la porte.
Le sommelier survint peu après, tenant son plateau d’une main, à hauteur d’épaule. Il passa devant Lambert et atteignit le 2011. Bref coup de sonnette de politesse. L’homme engagea sa carte dans la fente et poussa. Aussitôt, Lambert s’élança. Il atteignit le sommelier avant qu’il ne soit tout à fait entré dans la pièce ; lui donna une formidable bourrade qui fit basculer l’homme et son plateau. Les verres se brisèrent. Lambert entra, se retenant de respirer et découvrit un spectacle pour film d’aventures. Les six occupants de la suite étaient inanimés ; trois se trouvaient au sol, les trois autres restaient affaissés sur la table. Le gaz tenait les promesses de feu Silvio ! Le sommelier avait pratiquement perdu connaissance au moment où il avait reçu la bourrade de Lambert car il gisait, face au sol, dans des tessons de verre.
Lambert comptait mentalement les secondes, à la façon des apprentis parachutistes :
— Zéro zéro huit, zéro zéro neuf, zéro zéro dix…
Malgré sa volonté de ne pas respirer, il se sentait saisi d’un vertige douceâtre.
Il gagna la table et comprit pourquoi le maigre attaché-case suffisait à coltiner le magot : il ne contenait pas de bank-notes, mais des diamants. Chacun d’eux était enveloppé de papier de soie. Plusieurs se trouvaient déjà déballés. Le vieil homme figurant dans le quatuor des Siciliens devait être l’expert chargé de les vérifier, car une loupe monoculaire se trouvait devant lui, ainsi qu’une petite balance de précision et de mystérieux flacons.
— Zéro zéro vingt et un, zéro zéro vingt-deux…
Il lui semblait qu'il n’aurait plus jamais besoin d’oxygène. Que ses poumons gonflés d’air assumeraient le restant de sa vie.
Il déposa le sac bleu à terre et, méthodiquement ramassa les diamants qu’il enfouit dans ses poches ; veillant à n’en pas laisser un seul.
— Zéro zéro quarante-cinq, zéro zéro quarante-six…
Voilà. Ultime épreuve : ressortir sans être vu. Comme il ouvrait la porte, il perçut un bruit de conversation et la referma aussitôt.