— Ne parlez plus, Milady, supplia Lambert.
— Pourquoi ?
— Avant de commencer, vous m’avez dit : je vais te raconter une vérité ! Je ne veux pas savoir quand vous me dites ou non la vérité. Vous êtes un conte de fées, Milady ; il n’y a pas de place pour la vérité dans un conte de fées. Ce que vous alliez me dire, vous le direz une autre fois, sans préambule.
— D’accord, fit-elle, presque soulagée par la décision de Lambert.
Il alla prendre la canne anglaise et la lui glissa sous le bras.
— Maintenant, habillez-vous pendant que je m’occupe des bagages.
Il passa dans l’antichambre et s’activa. Il percevait des piétinements rapides dans le couloir, des appels. On avait probablement découvert son coup de main et c’était l’effervescence. Il s’efforça de n’y pas penser. L’événement devait absolument lui devenir étranger. Il n’existait plus pour lui.
Il avait déjà bouclé sa propre valise quand il entendit la voix plaintive de Milady qui geignait :
— Maman ! Maman ! Maman !
Il se précipita et l’aperçut dans la chambre, nue, mais pressant entre ses jambes une serviette éponge. Elle avait son expression perdue.
— Qu’y a-t-il ? questionna Lambert.
— Maman, j’ai mes règles ! pleurnicha Lady M.
Il vit des traces brunes sur les cuisses de la vieille. L’odeur le renseigna : elle s’oubliait sous elle. Mon Dieu, une telle chose était donc possible ! Lambert ne savait quoi faire. La situation lui semblait désespérée.
— C’est un petit accident, bredouilla le malheureux. Pas du tout ce que vous croyez, Milady. Il faut vous nettoyer.
Il l’obligea à rebrousser chemin pour qu’elle retourne dans la salle de bains. Elle laissait derrière elle, d’affreuses traînées. De retour dans le local carrelé, elle resta immobile, égarée. Elle avait cessé de gémir. Paraissait attendre.
Alors il ôta la serviette souillée qu’elle avait appliquée sur elle, par réflexe, prit un gant de toilette et ouvrit en grand le robinet d’eau chaude du lavabo.
La radio, qu’elle n’avait pas interrompue, diffusait fortissimo du Michael Jackson.
Comme il était en train de la nettoyer, trois hommes surgirent dans la chambre. Il reconnut les deux porte-flingues de « l’encaisseur », un troisième personnage les accompagnait. Les arrivants furent frappés de stupéfaction en découvrant cette vieillarde nue et souillée d’excréments qu’un jeune homme nettoyait avec abnégation.
Lambert se plaça vivement devant Milady.
— Qui vous permet d’entrer ainsi chez les gens ? s’écria-t-il, sincèrement indigné.
L’homme qui escortait les deux Siciliens, un jeune Américain blond et couperosé bafouilla :
— Nous avons sonné, monsieur, veuillez nous excuser ; à cause de la radio, vous n’avez pas dû entendre.
— Non, fit sèchement Lambert, je n’ai rien entendu en effet, que désirez-vous ?
— Je suis le détective de l’hôtel et il s’est produit un vol avec circonstances aggravantes à cet étage.
« Vol avec circonstances aggravantes », se répéta Lambert. Il trouvait l’expression cocasse. Décidément, tout portait un nom. Tout était qualifié, répertorié, classé !
— Qu’est-ce que j’y peux ? s’emporta-t-il.
Il aimait sa mauvaise humeur si sincère. Les autres s’apercevaient bien qu’elle n’était pas feinte, pas plus que n’était feinte la triste position de Milady, ni la merde qu’ils piétinaient sans s’en rendre compte.
— Eh bien, nous voulions savoir si vous aviez vu ou entendu quelque chose d’anormal, reprit le détective.
— Ecoutez, mon vieux, grommela Lambert, ma tante que j’accompagne est en pleine sénescence, comme vous le voyez, et avec la sale besogne que je me tape, je n’ai guère le temps de m’occuper des allées et venues de l’hôtel !
Il jubilait, les sentant convaincus. L’un des Siciliens venaient de découvrir que ses belles chaussures grises et blanches étaient maculées et, furieux, les essuyait après le tapis en tordant les pieds. Peut-être que cette débâcle de Milady allait les sauver, après tout ? Qui donc pouvait croire que cette très vieille femme perdue, enduite de ses excréments, et le pauvre garçon qui l’assistait avec dévouement étaient mêlés à un vol de grand style ?
Les trois hommes se retirèrent rapidement pour chercher d’autres pistes.
« Ne vous inquiétez pas, Milady : ces misères-là arrivent à tout le monde ; même à des gens très jeunes. Il ne faut pas en être mortifiée. Nous sommes organiques, que voulez-vous. Mais heureusement, il y a le reste : notre âme, notre intelligence, notre cœur, tout le bataclan. Je viens d’arrêter une grande décision, Milady. L’affaire de tout à l’heure, je ne vous en parlerai jamais, et les diamants demeureront dans votre canne pendant toute la durée de votre vie. Je préfère que vous me teniez pour un petit lâche parce que j’aurai fait capoter votre coup plutôt que de vous voir me prendre pour un héros parce que je l’ai brillamment réussi. Je refuse cette gloire-là. Je vous aime trop pour vous laisser délirer sur un malentendu. Je ne suis que ce gentil gredin dont vous parliez, qui voulait vivre d’éternelles vacances à la Guadeloupe. Juste un cossard, Milady ; qui se faisait un chignon et portait une boucle d’oreille pour dire merde aux nantis qu’il aidait à s’amuser. Un être flou et un peu veule. Capable de beaucoup de choses, sinon de tout, mais qui préfère laver votre vieux cul que de voler des truands internationaux. Vous verrez comme on va bien se laisser aller, tous les deux. Vous au gâtisme, moi à l’ankylose. Je vous soignerai avec dévouement, soyez sans crainte ; ce que je fais présentement vous le prouve. Je serai votre éternel invité et vous ma pensionnaire. Oui : je vais vous prendre en pension chez vous, Milady. »
Il la nettoya aussi minutieusement que l’eût fait une infirmière, la rinça, la frotta d’eau de Cologne.
Comme il disposait de temps encore, il commanda un thé et fit infuser le diurétique végétal que lui avait fourni le Noir du drugstore. Milady le prit mornement. Elle lui obéirait désormais quand elle se trouverait « sous la ligne de flottaison ». Il savait trouver le ton juste : à la fois doux et péremptoire.
« Seigneur, je Vous ai tellement parlé que je n’ai plus rien à Vous dire. C’est Vous qui prenez le relais. A travers la rumeur du monde, je distingue Votre auguste voix. Une voix pour réquisitoire, Seigneur. Une voix d’avocat général. Je sens bien que je décline et que je traverse des zones d’ombre, pareille à l’avion qui, dans sa descente, franchit des épaisseurs de nuages. Depuis les hublots, le passager ne distingue plus rien que cette ouate plus ou moins sale. Du fond de l’infini, Vous me lancez des reproches, Seigneur, Vous qui m’avez toujours écoutée en silence et presque complaisamment ! Vous ergotez sur ma vie, mes méfaits, mes cruautés. Vous me reprochez la mort de Pompilius que j’aurais conduit au suicide en lui faisant porter le chapeau dans l’affaire du diadème. Mais, Seigneur, il fallait bien que je sauve le petit, non ? Pompilius était un vieux forban sous ses exquises façons, rien d’autre qu’une canaille jouisseuse, ne me dites pas le contraire, ce serait de la mauvaise foi. Au lieu de prendre la chose avec philosophie, môssieur nous a joué la grande scène du trois, libre à lui. Il a voulu m’adresser un bras d’honneur de façon théâtrale, le salaud ! Franchement, Seigneur, j’ai pris ça en plein dans les carreaux et j’ai cru crever. Il va me falloir du temps pour récupérer. Alors laissez-m’en ! Je vais devoir suivre toute ma route. Ah ! comme la vie est brève et interminable dans sa brièveté ! J’étais une petite fille innocente, Seigneur. Comment : pas si innocente que ça ? Vous croyez sérieusement que j’éprouvais un quelconque plaisir, la nuit, à sortir la queue de papa Emile pour la faire pisser contre la remise ? Ça, c’est la meilleure ! Comme si un esprit éthéré comme Vous, pouvait concevoir des pauvretés pareilles ! Vous dites que je l’excitais quand il me prenait à califourchon sur ses genoux ? Que je me mettais face à lui exprès, les jambes tellement écartées qu’il apercevait ma petite chatte tordue qui débordait de ma culotte ? Non, mais dites donc, Seigneur : ça va pas la tête ! Pécheresse, je ne le nie pas, mais il ne faudrait pas en remettre. Si Vous le prenez comme ça, je ne Vous donne pas huit jours sans qu’on se fasse la gueule. Que deviendrais-je si on se boude ? Vous me laisseriez seule, crevante, à tourbillonner dans l’entonnoir de mes pensées ; alors là, ce ne serait pas correct. Je demeure Votre enfant, Seigneur, que je sois salope ou non. Vous devez veiller sur moi ; m’assister ! Il me reste à mourir ! Chaque jour me tue et les jours de mon âge sont plus meurtriers que les jours des êtres jeunes. Qui, dites-Vous ? Ah ! Lambert ? Oui, il est là. Très gentil garçon. Un peu mou, mais prévenant. Pendant combien de temps encore vais-je pouvoir compter sur lui ? Il est si frêle. Un jupon passera un jour et il le suivra. Il m’a fait monter dans une grande voiture qui ressemble à un corbillard. Je ne me rappelle plus où nous allons. C’est marrant, regardez : ma mère a mis une robe blanche pour venir me voir chez les Lelandier. Je ne savais pas qu’elle en avait une. Papa Emile vient de lui mettre la main aux fesses, en douce et maman a ri. Je porterai des roses à la Toussaint, sur la tombe de Pompilius ; pas des chrysanthèmes, lui-même avait l’air d’en être un, ce con ! Je me demande le goût que ça a, une bite ? Comment fait-on pour ne pas s’étouffer ? Sans parler du mal de cœur : moi, un abaisse-langue, je gerbe ! Seigneur, non, attendez ! Retenez-moi ! j’ai horreur des toboggans ! C’est des plaisirs d’ahuris, ça. Non ! Non ! Non ! »