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C’était le miracle de l’hostie transformée entre ses mains en la chair de Dieu. Comme nous trouvons soudainement la chair de Dieu en nous, après tout, alors que nous pensions n’être faits que de poussière.

LA REINE

L’évolution n’a donné à sa mère ni canal destiné à la naissance, ni seins. De sorte que la petite créature qui se nommerait un jour Humain ne put sortir de la matrice que grâce aux, dents de sa bouche. Ses jumeaux et lui dévorèrent le corps de leur mère. Comme Humain était plus fort et vigoureux, il mangea davantage et devint encore plus fort.

Humain vécut dans le noir total. Lorsque sa mère eut disparu, il ne lui resta plus à manger que le liquide sucré qui coulait à la surface de son univers. Il ne savait pas encore que la surface verticale était l’intérieur d’un grand arbre creux et que le liquide qu’il mangeait était la sève de l’arbre. Il ne savait pas non plus que les créatures chaudes qui étaient beaucoup plus grosses que lui étaient des piggies plus âgés, presque sur le point de quitter l’obscurité de l’arbre, et que les petites étaient des jeunes, nés après lui.

Ses seuls soucis consistaient à manger, bouger et voir la lumière. Car, de temps en temps, suivant des rythmes qu’il ne pouvait comprendre, la lumière pénétrait soudain dans les ténèbres. Cela commençait toujours avec un bruit dont il ne percevait pas la source. Puis l’arbre frémissait légèrement, la sève cessait de couler, et toute l’énergie de l’arbre était consacrée à l’altération de la forme du tronc, en un endroit, afin de ménager une ouverture qui permettait à la lumière d’entrer. Quand la lumière était là, Humain se dirigeait vers elle. Quand elle n’était pas là, Humain perdait tout sens de l’orientation et errait sans but à la recherche du liquide qu’il buvait.

Jusqu’au jour où, lorsque presque toutes les créatures furent plus petites que lui, la lumière vint, et il était devenu si fort et si rapide qu’il atteignit l’ouverture avant qu’elle ait pu se refermer. Il colla son corps sur la courbe du bois de l’arbre et, pour la première fois, sentit l’écorce rugueuse contre son ventre tendre. Ce fut à peine s’il remarqua cette douleur nouvelle, parce que la lumière l’éblouissait. Elle n’était pas en un seul endroit, elle était partout et elle n’était pas grise, mais vert et jaune. Sa fascination dura de nombreuses secondes. Puis il eut à nouveau faim et ici, à l’extérieur de l’arbre-mère, la sève ne coulait que dans les fissures de l’écorce, où elle était difficile à atteindre, et, au lieu de petites créatures qu’il était facile d’écarter, il y en avait de plus grosses que lui qui le chassaient des endroits où il était aisé de manger. C’était une chose nouvelle, un univers nouveau, une vie nouvelle, et il eut peur.

Plus tard, lorsqu’il sut parler, il se souvint du voyage de l’obscurité à la lumière, et l’appela : passage de la première vie à la deuxième, passage des ténèbres à la vie de la demi-lumière.

Porte-Parole des Morts, La Vie d’Humain, 1 :1-5

Miro décida de quitter Lusitania. De prendre le vaisseau interstellaire du Porte-Parole et d’aller à Trondheim, finalement. Peut-être, pendant son procès, pourrait-il persuader les Cent Planètes de ne pas partir en guerre contre Lusitania. Au pire, il pourrait devenir un martyr, toucher le cœur des gens, rester dans leur souvenir, défendre quelque chose. Quoi qu’il lui arrive, il préférait ne pas rester.

Dans les quelques jours suivant son escalade de la clôture, Miro se rétablit rapidement. Il retrouva partiellement l’usage de ses bras et de ses jambes, ainsi que ses sensations. Ce qui lui permit de marcher en traînant les pieds, comme un vieillard. Ce qui lui permit de bouger les bras et les mains. Ce qui lui permit d’éviter l’humiliation qu’il éprouvait lorsque sa mère était obligée de le laver. Mais, ensuite, ses progrès ralentirent et cessèrent.

— Voilà, annonça Navio. Nous avons atteint le niveau des dégâts permanents. Tu as beaucoup de chance, Miro, tu es capable de marcher, de parler, tu es un homme à part entière. Tu n’es pas plus diminué que… disons… un centenaire en très bonne santé. Je préférerais te dire que ton corps sera tel qu’il était avant que tu n’escalades la clôture, que tu conserveras toute l’énergie et la coordination d’un jeune homme de vingt ans. Mais je suis très heureux de ne pas être obligé de te dire que tu seras handicapé toute ta vie, incontinent, incapable de faire quoi que ce soit à part écouter de la musique douce en te demandant ce qu’est devenu ton corps.

Ainsi, je dois être reconnaissant, se dit Miro. Lorsque mes doigts se transforment en baguettes inutiles à l’extrémité de mon bras, lorsque mes paroles me paraissent pâteuses et inintelligibles, ma voix étant incapable de moduler correctement, je suis très heureux d’être comme un centenaire, de pouvoir espérer encore quatre-vingts ans d’existence dans ces conditions.

Lorsqu’il apparut qu’il n’avait plus besoin d’être continuellement surveillé, les membres de sa famille reprirent leurs occupations. La période était trop passionnante pour qu’ils restent à la maison avec un frère, fils ou ami diminué. Il comprit parfaitement. Il ne voulait pas qu’ils restent à la maison avec lui. Il voulait être avec eux. Son travail n’était pas terminé. À présent, enfin, toutes les barrières, tous les règlements avaient disparu. À présent, il pouvait poser aux piggies les questions qui le tourmentaient depuis longtemps.

Il tenta, au départ, de travailler par l’entremise d’Ouanda. Elle venait le voir matin et soir et rédigeait ses rapports sur le terminal de la maison. Il les lisait, posait des questions, écoutait des réponses. Et, très sérieusement, elle mémorisait les questions qu’il souhaitait poser aux piggies. Au bout de quelques jours, il constata que, le soir, elle possédait effectivement des réponses à ses questions. Mais il n’y avait ni suivi ni exploration de leur sens. Toute son attention était, en fait, concentrée sur son propre travail. Et Miro renonça à lui demander de transmettre des questions. Il mentit, lui disant qu’il s’intéressait davantage à ce qu’elle faisait, que ses axes d’exploration étaient plus importants.

En vérité, il détestait voir Ouanda. Pour lui, la révélation du fait qu’elle était sa sœur était douloureuse, terrible, mais il savait que, si la décision lui avait appartenu, il aurait foulé aux pieds le tabou de l’inceste et l’aurait épousée, vivant avec elle dans la forêt, en compagnie des piggies, si nécessaire. Ouanda, toutefois, était croyante et pratiquante. Il lui était impossible de violer la seule loi humaine universelle. Elle eut du chagrin lorsqu’elle apprit que Miro était son frère, mais elle entreprit immédiatement de s’éloigner de lui, d’oublier les caresses, les baisers, les murmures, les promesses, les taquineries, les rires…

Il aurait été préférable qu’il oublie également. Mais il ne pouvait pas. Chaque fois qu’il la voyait il avait mal parce qu’elle se montrait terriblement réservée, polie et gentille. Il était son frère, il était diminué et elle était bonne avec lui. Mais l’amour avait disparu.

Injustement, il comparait Ouanda à sa mère qui avait aimé son amant sans tenir compte des barrières qui les séparaient. Mais l’amant de sa mère était un homme à part entière, un homme vigoureux, pas cette carcasse inutilisable.