— Personne n’a essayé. Pourquoi toi ?
— Je veux être Porte-Parole, répondit-elle.
— Eh bien, va de l’avant. L’ordinateur te formera. Ce n’est pas comme une religion – tu n’as pas besoin d’apprendre un catéchisme. À présent, laisse-moi tranquille.
Il la lâcha, la poussant légèrement. Elle recula en trébuchant tandis qu’il s’éloignait.
— Je veux être votre Porte-Parole ! cria-t-elle.
— Je ne suis pas encore mort ! répliqua-t-il.
— Je sais que vous allez sur Lusitania ! Je le sais !
Dans ce cas, tu es mieux renseignée que moi, se dit Ender. Mais il tremblait, en marchant, malgré l’éclat du soleil et les trois pulls qu’il portait pour se protéger du froid. Il n’aurait pas cru que Plikt puisse être aussi sentimentale. De toute évidence, elle s’identifiait à lui. Le fait que cette jeune fille ait désespérément besoin qu’il lui apporte quelque chose l’effrayait. Il y avait de nombreuses années qu’il n’entretenait plus de relations étroites avec quiconque, à l’exception de sa sœur Valentine – elle et, naturellement, les morts dont il portait la parole. Tous les gens qui avaient compté dans sa vie étaient morts. Valentine et lui les avaient dépassés depuis des siècles.
L’idée de prendre racine dans le sol glacé de Trondheim lui déplaisait. Qu’est-ce que Plikt attendait de lui ? Peu importait ; il ne le lui donnerait pas. Comment osait-elle exiger quelque chose de lui, comme s’il lui appartenait ? Ender Wiggin n’appartenait à personne. Si elle savait qui il était véritablement, elle le haïrait à cause du Xénocide ; ou bien elle l’adorerait comme s’il était le Sauveur de l’Humanité… Ender se souvenait de ce qu’il ressentait lorsque les gens faisaient aussi cela, et cette attitude ne lui plaisait pas davantage. Désormais, on ne le connaissait que par son rôle : Porte-Parole, Speaker, Talman, Falante, Spieler, quel que soit le titre qu’on lui donne dans les langues des villes ou des planètes.
Il ne voulait pas qu’on le connaisse. Il n’était pas comme eux, ne faisait pas partie de l’espèce humaine. Il avait entrepris une autre quête, appartenait à quelqu’un d’autre. Pas aux êtres humains. Pas davantage aux piggies sanguinaires. Du moins le croyait-il.
LIBO
Régime alimentaire : principalement les macios, vers lisses qui vivent parmi les lianes de merdona, sur l’écorce des arbres. Parfois, on les a vus mâcher des tiges de capim. Il arrive – accidentellement ? – qu’ils absorbent des feuilles de merdona avec les macios.
Nous ne les avons jamais vus manger autre chose. Novinha a analysé les trois produits alimentaires – macios, tiges de capim et feuilles de merdona – et les résultats se sont révélés étonnants. Ou bien les pequeninos n’ont pas besoin d’un grand nombre de protéines différentes, ou bien ils ont continuellement faim. Leur régime alimentaire comporte de graves carences en oligo-éléments. Et leur absorption de calcium est si faible que nous nous demandons si leurs os utilisent le calcium de la même façon que les nôtres.
Pure hypothèse. Comme nous ne pouvons pas nous procurer des échantillons de tissus, notre connaissance de l’anatomie et de la physiologie des piggies est exclusivement basée sur les photographies du cadavre disséqué du piggy nommé Rooter. Toutefois, il y a plusieurs anomalies évidentes. La langue des piggies, qui est si extraordinairement souple qu’ils peuvent produire tous les sons que nous émettons et de nombreux, autres qui sont hors de notre portée, doit avoir une raison d’être. Chercher les insectes dans l’écorce ou dans les trous du sol, peut-être. Même si un piggy originel faisait cela, ses descendants ne le font manifestement plus. Et les plaques calleuses de leurs pieds et de l’intérieur de leurs genoux leur permettent de grimper aux arbres et de se maintenir en équilibre en utilisant exclusivement leurs jambes. Comment cela est-il apparu ? Parce qu’ils devaient échapper à un prédateur ? Il n’y a pas, sur Lusitania, de prédateur assez puissant pour les menacer. Pour s’accrocher aux arbres tout en cherchant des insectes dans l’écorce ? Cela expliquerait la langue, mais où sont les insectes ? Les seuls insectes sont les mouches et les puladores, mais ils ne nichent pas dans l’écorce et, de toute façon, les piggies ne les mangent pas. Les macios sont gros, vivent à la surface de l’écorce et il est facile de les capturer en écartant les lianes de merdona ; en fait, il n’est même pas nécessaire de grimper aux arbres.
Hypothèse de Libo : la langue, les plaques sont apparues dans un environnement différent, avec un régime alimentaire beaucoup plus varié, incluant des insectes. Mais quelque chose – une période glaciaire ? une migration ? une maladie ? – a transformé l’environnement. Plus de bestioles dans l’écorce, etc. Peut-être tous les grands prédateurs ont-ils disparu à cette époque. Cela expliquerait pourquoi il y a aussi peu d’espèces sur Lusitania, en dépit de conditions très favorables. Il est possible que le cataclysme soit assez récent – un demi-million d’années ? –, de sorte que l’évolution n’aurait pas encore eu le temps de produire des différences.
C’est une hypothèse séduisante puisque, dans l’environnement actuel, rien ne peut justifier l’apparition des piggies. Ils n’ont absolument aucune concurrence. Leur niche écologique pourrait être occupée par des spermophiles. Pourquoi l’intelligence est-elle devenue une caractéristique adaptative ? Mais inventer un cataclysme pour expliquer pourquoi les piggies ont un régime alimentaire aussi môme et peu nutritif est probablement très exagéré. Le rasoir d’Ockham taille cela en pièces.
Dès l’arrivée de Bosquinha au Laboratoire du Zenador, la situation échappa au contrôle de Libo et Novinha. Bosquinha avait l’habitude de prendre les choses en main, et son attitude ne laissait guère l’occasion de protester, ou même de réfléchir.
— Reste ici, dit-elle à Libo, aussitôt après avoir pris la mesure des événements. Tout de suite après ton appel, j’ai envoyé l’Arbitre prévenir ta mère.
— Il faut que nous rapportions son corps, objecta Libo.
— J’ai également demandé aux hommes qui vivent à proximité de venir nous aider, dit-elle. Et l’Evêque Peregrino lui prépare une place dans le cimetière de la cathédrale.
— Je veux y aller, insista Libo.
— Tu comprends, Libo, nous devons prendre des photos, en détail.
— C’est moi qui vous ai dit qu’il fallait le faire, pour le rapport au Conseil Stellaire.
— Mais tu ne dois pas y aller, Libo. (La voix de Bosquinha était autoritaire.) En outre, nous avons besoin de ton rapport. Nous devons prévenir le Conseil aussi rapidement que possible. Te sens-tu capable de l’écrire tout de suite, alors que tout est encore frais dans ta mémoire ?
Elle avait raison, naturellement. Seuls Libo et Novinha pouvaient rédiger des rapports de première main, et le plus tôt serait le mieux.
— Je peux le faire, dit Libo.
— Toi aussi, Novinha, note tes observations. Rédigez vos rapports séparément, sans vous consulter. Les Cent Planètes attendent.
L’ordinateur avait déjà été alerté et leurs rapports partirent par ansible pendant qu’ils les rédigeaient, avec les erreurs et les corrections. Sur les Cent Planètes, les spécialistes de xénologie lurent les mots alors même que Libo et Novinha les tapaient. De nombreux autres prirent connaissance de résumés rédigés par les ordinateurs. À vingt-deux années-lumière de là, Andrew Wiggin apprenait que le xénologue João Figueira « Pipo » Alvarez avait été assassiné par les piggies, et l’annonçait à ses étudiants alors que le corps de Pipo n’avait pas encore été rapporté à Milagre.