Son rapport terminé, Libo fut immédiatement entouré par l’Autorité. Avec une angoisse grandissante, Novinha constata l’incompétence des dirigeants de Lusitania, la façon dont leurs actes ne faisaient qu’intensifier la douleur de Libo. L’Evêque Peregrino était le pire ; sa conception du réconfort consista à dire à Libo que, selon toute probabilité, les piggies étaient en fait des animaux sans âme et que, en réalité, son père avait été déchiqueté par des animaux sauvages, pas assassiné. Novinha faillit lui crier : Est-ce que cela signifie que Pipo a passé toute sa vie à étudier des animaux ? Et que sa mort, au lieu d’être un assassinat, était un acte de Dieu ? Mais, par affection pour Libo, elle se retint ; il resta assis près de l’évêque, hochant la tête et, au bout du compte, se débarrassa de lui grâce à son silence beaucoup plus rapidement que Novinha n’aurait pu le faire en discutant.
Dom Cristão, du Monastère, fut beaucoup plus utile, posant des questions intelligentes sur les événements de la journée, ce qui permit à Libo et à Novinha de répondre analytiquement, sans émotion. Toutefois, Novinha renonça rapidement à répondre. Les gens, en majorité, demandaient pourquoi les piggies avaient fait une telle chose ; Dom Cristão demanda ce qui, dans le comportement récent de Pipo, avait bien pu motiver l’assassinat. Novinha savait parfaitement bien ce que Pipo avait fait – il avait communiqué aux piggies le secret contenu dans la simulation de Novinha.
Mais elle n’en dit rien et Libo paraissait avoir oublié ce qu’elle lui avait expliqué en hâte, quelques heures auparavant, tandis qu’ils partaient à la recherche de Pipo. Il n’avait même pas regardé la simulation. Novinha en fut contente ; elle ne voulait surtout pas qu’il se souvienne.
Les questions de Dom Cristão furent interrompues lorsque Bosquinha revint avec les hommes qui étaient allés chercher le corps. Ils étaient trempés jusqu’aux os, malgré leurs imperméables en plastique, et couverts de boue ; heureusement, le sang avait sans doute été emporté par la pluie. Ils paraissaient vaguement contrits, et même respectueux, hochant la tête en direction de Libo, s’inclinant presque. Novinha se dit que leur déférence n’était pas simplement la prudence normale que les gens manifestent toujours vis-à-vis de ceux que la mort touche de près.
L’un d’entre eux dit à Libo :
— Tu es Zenador, à présent, n’est-ce pas ?
Et les mots furent ainsi prononcés. Le Zenador n’avait officiellement aucune autorité, à Milagre, mais il avait du prestige – son travail était la raison d’être de la colonie, n’est-ce pas ? Libo n’était plus un enfant ; il avait des décisions à prendre, il avait du prestige, il était passé des limites de la vie communautaire à son centre.
Novinha sentait que son emprise sur son existence lui échappait. Ce n’est pas ainsi que les choses devaient se passer. J’étais censée continuer ainsi pendant des années, apprenant au contact de Pipo, étudiant en compagnie de Libo ; voilà ce que devait être ma vie. Comme elle était déjà la xénobiologiste de la colonie, elle était également appelée à un rôle d’adulte. Elle n’était pas jalouse de Libo, elle avait seulement envie de rester une enfant, avec lui, encore un peu. Toujours, en fait.
Mais Libo ne pouvait plus être son compagnon d’études, ne pouvait plus être son camarade de rien. Elle vit soudain avec netteté comme toute l’attention des gens présents dans la pièce se concentrait sur Libo, sur ce qu’il disait, ressentait, avait l’intention de faire.
— Nous ne nous retournerons pas contre les piggies, déclara-t-il. Nous ne parlerons même pas de meurtre. Nous ignorons en quoi mon père les a provoqués, je tenterai de comprendre plus tard ; ce qui compte, pour le moment, c’est que ce qu’ils ont fait leur paraissait manifestement juste. Nous sommes étrangers, ici, nous avons dû violer un tabou, une loi, mais mon père était prêt à cela, il a toujours su que c’était une possibilité. Dites-leur qu’il est mort honorablement, comme un soldat sur le champ de bataille, un pilote, dans son vaisseau, qu’il est mort en faisant son devoir.
Ah, Libo, jeune homme silencieux, comme tu es devenu éloquent, maintenant que tu ne peux plus être un enfant ! Novinha eut l’impression que son chagrin redoublait. Elle fut obligée de regarder ailleurs, n’importe où…
Et, ce faisant, elle croisa le regard de la seule personne qui n’avait pas les yeux fixés sur Libo. L’homme était très grand, mais très jeune – plus jeune qu’elle, constata-t-elle, car elle le connaissait : il était élève dans la classe inférieure à la sienne. Elle était allée voir Dona Cristã, un jour, pour le défendre. Il s’appelait Marcão Ribeira, mais on l’appelait toujours Marcão, à cause de sa taille. Grand et bête, disaient ceux qui l’appelaient simplement Cão, mot grossier signifiant : chien. Elle avait lu la colère morne dans ses yeux, et, un jour, elle l’avait vu, poussé à bout, frapper un de ceux qui le tourmentaient. Sa victime avait eu l’épaule dans le plâtre pendant presque un an.
Naturellement, ils accusèrent Marcão d’avoir frappé sans provocation… De tout temps, les tortionnaires ont rejeté la faute sur la victime, surtout si elle se défend. Mais Novinha ne faisait pas partie du groupe d’enfants – elle était aussi isolée que Marcão, mais pas aussi démunie, de sorte qu’aucune fidélité ne pouvait l’empêcher de dire la vérité. Elle estima que cela faisait partie de son entraînement pour devenir Porte-Parole des piggies. Marcão, en lui-même, ne signifiait rien pour elle. Elle n’imaginait pas que l’incident puisse compter pour lui, qu’elle puisse devenir à ses yeux la seule personne ayant jamais pris son parti dans la guerre qui l’opposait continuellement aux autres enfants. Elle ne l’avait pas vu, n’avait même pas pensé à lui, depuis qu’elle était devenue xénobiologiste.
Et il était là, couvert de la boue de l’endroit où Pipo était mort, son visage paraissant plus hanté et bestial que jamais, avec ses cheveux collés par la pluie et la sueur qui luisait sur sa peau. Et qu’est-ce qu’il regardait ? Il n’avait d’yeux que pour elle, même lorsqu’elle le fixa sans se cacher. Pourquoi me regardes-tu ? demanda-t-elle intérieurement. Parce que j’ai faim, répondirent ses yeux d’animal. Mais non, non, c’était sa peur à elle, c’était sa vision des piggies sanguinaires. Marcão ne signifie rien pour moi et, quoi qu’il en pense, je ne signifie rien pour lui.
Néanmoins, elle eut un éclair d’intuition, pendant un bref instant. Le fait qu’elle ait pris la défense de Marcão signifiait une chose pour lui mais avait un sens totalement différent pour elle ; la différence était telle que ce n’était même pas le même événement. Son esprit relia cela avec le meurtre de Pipo par les piggies, et cette relation lui parut extrêmement importante, susceptible d’expliquer ce qui était arrivé, mais l’idée fut noyée dans les conversations et l’agitation qui se déclenchèrent lorsque l’évêque fit sortir les hommes afin de les conduire au cimetière. On n’utilisait pas de cercueils, du fait que, par respect pour les piggies, on n’abattait pas les arbres, de sorte que le corps de Pipo devait être enterré immédiatement, la cérémonie ne devant toutefois avoir lieu que le lendemain matin, et sans doute plus tard ; de nombreuses personnes tiendraient à assister à la messe de requiem du Zenador. Marcão et les autres sortirent de la pièce, sous la pluie, laissant Novinha et Libo en compagnie des gens qui croyaient avoir des affaires urgentes à régler à la suite de la mort du Zenador. Des inconnus qui se croyaient importants entraient et sortaient, prenant des décisions que Novinha ne comprenait pas et dont Libo ne paraissait pas se soucier.