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Puis elle sortit, traversa le Centro, suivit le méandre de la rivière, traversa la Vila das Aguas et atteignit le Laboratoire de Biologie. Chez elle.

Il faisait froid dans le logement non chauffé… Il y avait tellement longtemps qu’elle n’y avait pas dormi que les draps étaient couverts de poussière. Mais, naturellement, le laboratoire était chaud, régulièrement utilisé… Son travail n’avait jamais souffert de ses liens avec Pipo et Libo. Si seulement cela avait été le contraire !

Elle fut très systématique. Tous les échantillons, lamelles et cultures qui avaient conduit à la mort de Pipo, elle les jeta ; elle lava tout, ne laissant aucun indice du travail qu’elle avait effectué. Non seulement elle voulait que tout cela disparaisse, mais elle tenait également à ce que la destruction elle-même soit indécelable.

Puis elle s’installa devant son terminal. Elle détruirait également tous les dossiers liés à son travail dans ce domaine, tous les dossiers de ses parents ayant conduit à cette découverte. Ils disparaîtraient. Bien que cela ait constitué l’élément dominant de sa vie, bien que cela ait été son identité pendant de nombreuses années, elle le détruirait tout comme elle-même devait être punie, détruite, oblitérée.

L’ordinateur l’interrompit :

— Il est interdit d’effacer les notes relatives aux recherches xénobiologiques, indiqua-t-il.

De toute façon, elle n’aurait pas pu le faire. Elle l’avait appris par ses parents, par leurs dossiers qu’elle avait étudiés comme des livres saints, comme une carte conduisant à la découverte d’elle-même : Rien ne devait être détruit, rien ne devait être oublié. Le caractère sacré de la connaissance était plus profondément ancré dans son âme que n’importe quel catéchisme. Elle était prisonnière d’un paradoxe. La connaissance avait tué Pipo ; effacer cette connaissance tuerait une deuxième fois ses parents, tuerait ce qu’ils lui avaient légué. Elle ne pouvait le conserver, elle ne pouvait le détruire. Des murailles se dressaient de tous les côtés, trop hautes pour qu’il soit possible de les escalader, et elles avançaient lentement, l’écrasant.

Novinha prit la seule décision possible : enfermer les dossiers derrière toutes les protections, toutes les barrières, qu’elle connaissait. Elle serait seule à les voir, tant qu’elle vivrait. Après sa mort, toutefois, son successeur au poste de xénobiologiste serait en mesure de voir ce qu’elle avait caché. À une exception près – lorsqu’elle se marierait, son mari pourrait y accéder, s’il pouvait démontrer qu’il avait besoin de savoir. Eh bien, elle ne se marierait pas. C’était tout simple.

Elle vit l’avenir devant elle, morne, insupportable et inévitable. Elle aurait peur de mourir, pourtant elle serait à peine vivante, dans l’impossibilité de se marier, dans l’impossibilité, même, de réfléchir au sujet, de peur de découvrir le secret terrifiant et de le trahir sans s’en rendre compte ; seule à jamais, marquée à jamais, coupable à jamais, désirant la mort mais dans l’impossibilité de l’obtenir. Néanmoins, elle aurait une consolation : personne ne mourrait plus à cause d’elle. Sa culpabilité n’augmenterait pas.

Ce fut en cet instant de désespoir morne et déterminé qu’elle se souvint de La Reine et l’Hégémon, se souvint du Porte-Parole des Morts. Bien que l’auteur, le premier Porte-Parole, fût certainement enterré depuis des milliers d’années, il y avait d’autres Porte-Parole sur de nombreuses planètes, tenant lieu de prêtres pour les gens qui ne reconnaissaient aucun dieu mais croyaient cependant à la valeur de l’existence des êtres humains. Des Porte-Parole dont la tâche consistait à découvrir les causes et les motivations réelles des actes des gens, et à exprimer la vérité de leur existence après leur mort. Dans cette colonie brésilienne, les prêtres remplaçaient les Porte-Parole, mais les prêtres étaient incapables de la réconforter ; elle ferait venir un Porte-Parole.

Elle comprit à ce moment-là qu’elle avait toujours eu l’intention d’agir ainsi, depuis qu’elle avait lu La Reine et l’Hégémon, fascinée par l’ouvrage. Elle avait même effectué des recherches, de sorte qu’elle connaissait la loi. La colonie était sous licence catholique mais le Code Stellaire autorisait tout citoyen à faire appel à un prêtre de n’importe quelle autre confession, et les Porte-Parole des Morts étaient considérés comme des prêtres. Elle pouvait appeler, et celui qui déciderait de venir, la colonie ne pourrait pas refuser de le recevoir.

Il était possible qu’aucun Porte-Parole n’accepte. Peut-être étaient-ils tous trop loin pour pouvoir arriver avant la fin de sa vie. Mais il était possible que l’un d’entre eux se trouve assez près et qu’un jour – dans vingt, trente ou quarante ans – il arrive au port spatial et entreprenne d’exprimer la vérité sur la vie et la mort de Pipo. Et peut-être, quand il aurait trouvé la vérité, et aurait dit d’une voix claire qu’elle avait aimé La Reine et l’Hégémon, peut-être cela la libérerait-il de la culpabilité qui lui brûlait le cœur.

Son appel entra dans l’ordinateur ; il serait transmis par ansible aux Porte-Parole des planètes les plus proches. Décidez de venir, dit-elle intérieurement à l’inconnu qui entendit l’appel. Même si vous devez révéler à tous la vérité sur ma culpabilité. Même dans ce cas, venez.

Elle se réveilla avec une douleur sourde dans le dos et une impression de lourdeur sur le visage. Sa joue était appuyée sur le dessus lisse du terminal, qui s’était éteint de lui-même pour la protéger contre les lasers. Mais ce n’était pas la douleur qui l’avait réveillée. C’était une douce pression sur l’épaule. Pendant un instant, elle crut que c’était la main du Porte-Parole des Morts, ayant déjà répondu à son appel.

— Novinha, souffla-t-il.

Pas le Falante pelos Mortos, mais quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’elle avait cru perdu dans la tempête de la nuit passée.

— Libo, murmura-t-elle.

Puis elle voulut se lever, trop vite… Son dos se crispa sous l’effet d’une crampe et sa tête se mit à tourner. Elle poussa un cri étouffé ; les mains de Libo lui serrèrent les épaules afin qu’elle ne tombe pas.

— Te sens-tu bien ?

Elle sentit son souffle, brise d’un jardin animé, et eut l’impression d’être en sécurité, d’être chez elle.

— Tu es venu me chercher !

— Novinha, je suis venu aussitôt que possible. Ma mère a fini par s’endormir. Pipinho, mon frère aîné, est près d’elle à présent, et l’Arbitre contrôle la situation, et je…

— Tu devrais savoir que je peux me débrouiller toute seule, fit-elle.

Un instant de silence, puis sa voix à nouveau, furieuse cette fois, furieuse, désespérée et lasse, aussi lasse que l’âge, l’entropie et la mort des étoiles.

— Dieu m’est témoin, Ivanova, que je ne suis pas venu pour m’occuper de toi !

Quelque chose se ferma en elle ; elle ne constata la présence de l’espoir qu’au moment où elle le perdit.

— Tu m’as dit que mon père avait découvert quelque chose dans une de tes simulations. Qu’il espérait que je pourrais trouver tout seul. Je croyais que tu avais laissé la simulation sur le terminal mais, quand je suis retourné au laboratoire, elle ne s’y trouvait plus.

— Vraiment ?

— Tu le sais très bien, Nova, toi seule pouvais annuler le programme. Il faut que je la voie.

— Pourquoi ?