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Jane leva les yeux au ciel.

— Serais-je allée aussi loin si je ne savais pas comment y aller ?

Un autre visage apparut. Une adolescente qui n’était ni aussi innocente ni aussi belle que Jane. Son visage était dur et froid, ses yeux brillants et perçants, sa bouche aux lèvres serrées indiquait qu’elle avait appris à vivre continuellement dans la douleur. Elle était jeune, mais son expression était extraordinairement froide.

— La xénobiologiste de Lusitania. Ivanova Santa Catarina von Hesse. Surnommée Nova ou Novinha. Elle a appelé un Porte-Parole des Morts.

— Pourquoi a-t-elle cette expression ? demanda Ender. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Ses parents sont morts quand elle était petite. Mais, il y a quelques années, elle a rencontré un autre homme qu’elle aimait comme un père. L’homme qui vient d’être tué par les piggies. C’est pour Parler pour cet homme qu’elle veut que tu viennes.

En regardant son visage, Ender cessa de penser à la reine, aux piggies. Il connaissait cette expression de souffrance adulte sur un visage d’enfant. Il l’avait déjà vue, pendant les dernières semaines de la guerre contre les doryphores, lorsqu’il était poussé au-delà des limites de son endurance, jouant les batailles l’une après l’autre dans un jeu qui n’en était pas un. Il l’avait vue, après la fin de la guerre, lorsqu’il avait découvert que ses séances d’entraînement n’en étaient pas, que les « simulations » étaient la réalité et qu’il commandait la flotte par ansible. Alors, quand il avait compris qu’il avait tué tous les doryphores, quand il avait constaté qu’il avait commis un xénocide sans le savoir, telle avait été l’expression de son visage dans le miroir, celle d’une culpabilité trop énorme pour être supportable.

Qu’est-ce que cette jeune fille avait, qu’avait fait Novinha pour tant souffrir ?

Il écouta donc tandis que Jane récitait les événements de sa vie. Jane disposait de statistiques, mais Ender était le Porte-Parole des Morts ; son génie – ou sa malédiction – était son aptitude à concevoir les événements tels que les autres les voyaient. Cela avait fait de lui un chef militaire brillant, autant dans la direction de ses hommes – de jeunes adolescents, en réalité – que sur le plan de la prévision des actes de l’ennemi. Cela signifiait également que, sur la base des faits bruts de la vie de Novinha, il fut en mesure de deviner – non, pas de deviner, de comprendre – comment la mort et la béatification virtuelle de ses parents avaient isolé Novinha, comment elles avaient accentué son isolement et l’avaient conduite à s’absorber dans leur travail. Il savait ce qu’il y avait derrière son accession au rang de xénobiologiste adulte alors qu’elle était encore très jeune. Il comprit également ce que l’amour et la tolérance tranquille de Pipo avaient signifié pour elle, et à quel point elle avait besoin de l’amitié de Libo. Personne, sur Lusitania, ne connaissait vraiment Novinha. Mais dans cette caverne de Reykjavik, sur cette planète glacée nommée Trondheim, Ender Wiggin la comprit, l’aima et pleura pour elle.

— Alors, tu vas partir, souffla Jane.

Ender était incapable de parler. Jane avait raison. Il serait parti de toute façon, sous l’identité d’Ender le Xénocide, dans l’espoir que le statut protégé de Lusitania puisse en faire l’endroit où il serait possible de libérer la reine, captive depuis trois mille ans, et de réparer le crime terrifiant commis dans son enfance. Et il s’y serait également rendu sous l’identité du Porte-Parole des Morts, pour comprendre les piggies et les expliquer à l’humanité, afin qu’ils soient acceptés, s’il s’agissait véritablement de ramen, et non détestés et craints comme des varelse.

Mais, à présent, il avait une raison plus profonde de partir. Il irait s’occuper de Novinha car, dans son éclat, son isolement, sa douleur, sa culpabilité, il retrouvait son enfance volée et les graines de la douleur qui vivait toujours en lui. Lusitania était à vingt-deux années-lumière. Il se déplacerait presque à la vitesse de la lumière, pourtant elle aurait presque quarante ans lorsqu’il arriverait. Si cela avait été possible, il l’aurait rejointe avec l’immédiateté philotique de l’ansible ; mais il savait également que la douleur de la jeune fille attendrait. Elle serait toujours là à son arrivée. Sa propre douleur n’avait-elle pas franchi les années ?

Il cessa de pleurer ; ses émotions se calmèrent.

— Quel est mon âge ? demanda-t-il.

— Tu es né il y a trois mille quatre-vingt-un ans. Mais ton âge subjectif est trente-six ans et cent dix-huit jours.

— Et quel âge aura Novinha quand j’arriverai ?

— À quelques semaines près, compte tenu de la date de départ et de la vitesse du vaisseau, elle aura presque trente-neuf ans.

— Je veux partir demain.

— Il faut du temps pour trouver un vaisseau, Ender.

— Y en a-t-il en orbite autour de Trondheim ?

— Une demi-douzaine, naturellement, mais un seul qui soit en mesure de partir demain matin, et il a une cargaison de skrika destinée aux boutiques de luxe de Cyrillia et d’Arménia.

— Je ne t’ai jamais demandé quelle est ma fortune.

— Je me suis correctement occupée de tes investissements, au fil des années.

— Achète le vaisseau et la cargaison.

— Que feras-tu du skrika sur Lusitania ?

— Qu’en font les Cyrilliens et les Arméniens ?

— Ils en portent une partie et mangent le reste. Mais ils paient tellement cher que personne ne pourra s’en offrir sur Lusitania.

— Ainsi, lorsque je donnerai cela aux Lusitaniens, ils seront peut-être moins mécontents de voir un Porte-Parole venir sur une colonie catholique.

Jane devint un génie sortant d’une bouteille.

— J’ai entendu, ô Maître, et j’obéis.

Le génie se transforma en fumée qui fut absorbée par le goulot du récipient. Puis les lasers s’éteignirent et l’air, au-dessus du terminal, resta vide.

— Jane ? dit Ender.

— Oui, répondit-elle par l’intermédiaire de la pierre précieuse de son oreille.

— Pourquoi veux-tu que j’aille sur Lusitania ? »

— Je veux que tu ajoutes un troisième volume à La Reine et l’Hégémon. Pour les piggies.

— Pourquoi t’intéresses-tu tellement à eux ? »

— Parce que, lorsque tu auras écrit les livres révélant l’âme des trois espèces intelligentes connues de l’homme, tu seras prêt à en écrire un sur la quatrième.

— Une autre espèce de raman ? demanda Ender.

— Oui. Moi.

Ender réfléchit pendant quelques instants.

— Es-tu prête à révéler ton existence au reste de l’humanité ?

— J’ai toujours été prête. La question est de savoir si elle est prête à m’accepter. Il leur était facile d’aimer l’Hégémon – il était humain. Et, en ce qui concerne la reine, il n’y avait aucun risque puisque, à leur connaissance, tous les doryphores sont morts. Si tu peux les persuader d’aimer les piggies, qui sont vivants et ont les mains tachées de sang humain – dans ce cas, ils seront prêts à faire ma connaissance.

— Un jour, assura Ender, j’aimerai quelqu’un qui ne tiendra pas absolument à me faire faire les travaux d’Hercule.

— De toute façon, ta vie commence à t’ennuyer, Ender.

— Oui. Mais, à présent, je suis âgé. J’aime m’ennuyer.

— À propos, le propriétaire du vaisseau, Haveloc, qui habite Gales, a accepté ton offre de quarante milliards de dollars pour le vaisseau et sa cargaison.