— Quarante milliards ! Suis-je ruiné ?
— Une goutte d’eau dans un seau. On a signifié aux membres de l’équipage que leurs contrats étaient annulés. J’ai pris la liberté de leur prendre des places sur d’autres vaisseaux avec tes fonds. Valentine et toi, vous n’aurez besoin que de moi pour piloter le vaisseau. Partirons-nous demain matin ?
— Valentine, soupira Ender.
Seule sa sœur pouvait retarder son départ. Autrement, puisque sa décision était prise, ni ses élèves ni ses quelques amitiés Scandinaves ne méritaient un adieu.
— J’ai très envie de lire le livre que Démosthène écrira sur l’histoire de Lusitania.
Jane avait découvert l’identité réelle de Démosthène au cours du processus qui lui avait permis de démasquer le premier Porte-Parole des Morts.
— Valentine ne viendra pas, déclara Ender.
— Mais c’est ta sœur.
Ender sourit. En dépit de son savoir immense, Jane ne comprenait pas la famille. Bien qu’elle ait été créée par des êtres humains et se conçût en termes humains, elle n’était pas biologique. Elle connaissait abstraitement les problèmes génétiques ; elle ignorait les désirs et les impératifs que les êtres humains avaient en commun avec les autres créatures vivantes.
— C’est ma sœur. Mais Trondheim est sa patrie.
— Ce n’est pas la première fois qu’elle hésite à partir.
— Cette fois, je ne lui demanderai même pas de venir.
Pas avec un bébé sur le point de naître, pas avec le bonheur qu’elle avait trouvé à Reykjavik. Ici où on aimait son enseignement sans se douter qu’elle était le légendaire Démosthène. Ici où son mari, Jakt, commandait cent bateaux de pêche et dominait les fjords, où chaque jour s’écoulait en conversations brillantes, devant les dangers et la majesté d’un océan parsemé d’icebergs. Elle ne partira jamais. Et elle ne comprendra pas que je sois obligé de partir.
Et, en pensant à Valentine, Ender sentit vaciller sa volonté de se rendre sur Lusitania. Il avait été une fois séparé de sa sœur, lorsqu’il était enfant, et regrettait amèrement les années d’amitié qui lui avaient été volées. Pouvait-il la laisser, à présent, après presque vingt ans passés ensemble ? Cette fois, il serait impossible de reculer. Lorsqu’il arriverait sur Lusitania, elle aurait vieilli de vingt ans ; elle aurait quatre-vingts ans, s’il revenait auprès d’elle.
‹ Ainsi, cela ne sera pas facile, finalement. Toi aussi, tu devras payer le prix. ›
Ne me tente pas, dit intérieurement Ender. J’ai le droit de regretter.
‹ Elle est ton autre toi-même. Vas-tu véritablement la quitter pour nous ? ›
C’était la voix de la reine, dans son esprit. Naturellement, elle avait vu tout ce qu’il voyait et savait ce qu’il avait décidé. Ses lèvres formèrent en silence les mots qu’il lui adressa : Je la quitterai, mais pas pour toi. Nous ne pouvons pas être sûrs que cela te sera profitable. Ce sera peut-être simplement une autre déception, comme Trondheim.
‹ Lusitania est tout ce dont nous avons besoin. Et à l’abri des êtres humains. ›
Mais elle appartient également à d’autres gens. Je ne détruirai pas les piggies pour me faire pardonner la destruction de ton peuple.
‹ Ils ne risquent rien avec nous ; nous ne leur ferons pas de mal. Tu nous connais, à présent, après toutes ces années. ›
Je sais ce que tu m’as dit.
‹ Nous ne savons pas mentir. Nous avons montré nos souvenirs, nos âmes. ›
Je sais que vous pouvez vivre en paix avec eux. Mais eux, pourront-ils vivre en paix avec vous ?
‹ Conduis-nous là-bas. Nous avons attendu tellement longtemps. ›
Ender s’approcha d’un vieux sac ouvert, posé dans un coin. Ce qu’il possédait vraiment se trouvait à l’intérieur – ses vêtements de rechange. Tout ce que contenait la pièce était constitué de cadeaux reçus dans l’exercice de son activité de Porte-Parole des Morts, afin d’honorer son action dans l’intérêt de la vérité, mais il ne se souvenait jamais des circonstances dans lesquelles il les avait reçus. Ils resteraient quand il s’en irait. Il n’avait pas assez de place dans son sac.
Il l’ouvrit, en sortit une serviette roulée, la déroula. À l’intérieur, il y avait un gros cocon filandreux de quatorze centimètres de long.
‹ Oui, regarde-nous. ›
Il avait trouvé le cocon qui l’attendait lorsqu’il gouvernait la première colonie humaine sur une planète ayant appartenu aux doryphores. Prévoyant leur destruction de la main d’Ender, sachant qu’il était un ennemi invincible, ils avaient construit un lieu qui aurait un sens à ses yeux, parce qu’il provenait de ses rêves. Le cocon, avec sa reine impuissante mais consciente, l’attendait dans une tour où, autrefois, dans ses rêves, il rencontrait un ennemi.
— Tu as attendu plus longtemps avant que je ne te découvre, dit-il à haute voix, que les quelques années qui se sont écoulées depuis que je t’ai prise, derrière le miroir.
‹ Quelques années ? Ah, oui, avec ton esprit séquentiel, tu n’es pas conscient du passage des années lorsque tu voyages à une vitesse proche de celle de la lumière. Mais nous en sommes conscientes. Nos pensées sont instantanées ; la lumière glisse comme le mercure sur du verre froid. Nous connaissons tous les instants de trois mille ans. ›
— Ai-je trouvé un endroit où tu seras en sécurité ?
‹ Nous avons dix mille œufs désireux de vivre. ›
— Lusitania est peut-être cet endroit, je ne sais pas.
‹ Permets-nous de vivre à nouveau. ›
— Je m’y efforce. Pourquoi crois-tu que j’aie erré de planète en planète, pendant toutes ces années, sinon pour trouver un endroit pour toi ?
‹ Plus vite, plus vite, plus vite. ›
Il faut que je trouve un endroit où on ne te tuera pas à nouveau dès ton apparition. Tu es encore dans de nombreux cauchemars humains. Rares sont les gens qui croient vraiment ce que je dis dans mon livre. Il est vrai qu’ils condamnent le Xénocide, mais ils recommenceraient.
‹ De toute notre vie, nous n’avons connu que toi qui ne sois pas nous. Nous n’avons jamais été obligées de nous montrer compréhensives parce que nous comprenions toujours. À présent que nous ne sommes plus que cet individu isolé, tu es les seuls yeux, bras et jambes dont nous disposions. Pardonne-nous si nous sommes impatientes. ›
Il rit. Moi, vous pardonner !
‹ Tes semblables sont stupides. Nous connaissons la vérité. Nous savons qui nous a tuées, et ce n’est pas toi. ›
C’est moi.
‹ Tu étais un outil. ›
C’est moi.
‹ Nous te pardonnons. ›
Quand vos pieds fouleront à nouveau une planète, alors le moment du pardon sera venu.
VALENTINE
Aujourd’hui, j’ai accidentellement dit que Libo était mon fils. Seul Ecorce m’a entendu mais, une heure plus tard, tout le monde était apparemment au courant. Ils se sont rassemblés autour de moi et ont convaincu Selvagem de me demander s’il était vrai que j’étais « déjà » père. Selvagem joignit ensuite mes mains et celles de Libo ; sans réfléchir, je serrai Libo dans mes bras et ils émirent les cliquetis qui expriment la stupéfaction et, je crois, le respect. Je constatai dès cet instant que mon prestige, à leurs yeux, avait considérablement augmenté.
La conclusion est inévitable. Les piggies que nous connaissons ne constituent pas l’ensemble d’une communauté et ne sont même pas des mâles représentatifs. Il s’agit soit de jeunes, soit de vieux célibataires. Il n’y en a pas un qui ait des enfants. Ils ne se sont même jamais accouplés, à notre connaissance.