Il la regarda pensivement pendant quelques instants.
— Tu es vraiment très pressée.
— Je suis prête. Le Code Stellaire m’autorise à passer l’examen à tout moment. C’est une affaire entre moi et le Congrès Stellaire, et il n’est dit nulle part, à ma connaissance, qu’un xénologue peut revenir sur les décisions du Conseil Interplanétaire des Examens.
— Dans ce cas, tu n’as pas lu attentivement.
— La seule chose qui me soit nécessaire pour passer l’examen avant seize ans est l’autorisation de mon tuteur légal. Je n’ai pas de tuteur légal.
— Si, répondit Pipo. Le maire, Bosquinha, est ton tuteur légal depuis le jour où tes parents ont disparu.
— Et elle a accepté que je passe l’examen.
— À condition que ce soit avec moi.
Novinha vit l’expression intense de ses yeux. Elle ne connaissait pas Pipo, de sorte qu’elle crut que c’était l’expression qu’elle avait vue dans de nombreux yeux, le désir de dominer, de commander, la volonté de briser sa détermination et de détruire son indépendance, la volonté de l’amener à se soumettre.
De la glace au feu en un instant :
— Qu’est-ce que vous savez de la xénobiologie ? Vous vous contentez d’aller discuter avec les piggies et vous ne savez même pas comment fonctionnent les gènes ! Qu’est-ce qui vous donne le droit de me juger ? Lusitania a besoin d’un xénobiologiste ; la colonie en est privée depuis huit ans. Et vous voulez la faire attendre encore, simplement pour pouvoir contrôler la situation ?
Surprise, elle constata qu’il ne se troubla pas, ne recula pas. Et il ne se mit pas en colère. Ce fut comme si elle n’avait rien dit.
— Je vois, fit-il calmement. C’est parce que tu aimes profondément les habitants de Lusitania que tu veux devenir xénobiologiste. Confrontée aux besoins de la population, tu t’es sacrifiée afin de te préparer à entrer très tôt dans une existence de service altruiste.
À l’entendre le dire de cette façon, cela paraissait absurde. Et ce n’était pas du tout ce qu’elle ressentait.
— N’est-ce pas une bonne raison ?
— Si c’était vrai, ce serait effectivement le cas.
— Me traitez-vous de menteuse ?
— Ce sont tes propres paroles qui te font passer pour une menteuse. Tu as dit à quel point les habitants de Lusitania avaient besoin de toi. Mais tu vis parmi nous. Tu as vécu toute ton existence parmi nous, pourtant tu ne te considères pas comme un membre de notre communauté.
Ainsi, il n’était pas comme ces adultes qui croyaient toujours ses mensonges dans la mesure où ils se la représentaient comme la petite fille qu’ils voulaient qu’elle soit.
— Pourquoi me considérerais-je comme un membre de la communauté ? Je ne le suis pas.
Il hocha gravement la tête, comme s’il réfléchissait à sa réponse.
— De quelle communauté fais-tu partie ?
— La seule autre communauté de Lusitania est celle des piggies, et je ne peux pas aller voir ces adorateurs des arbres.
— Il y a de nombreuses autres communautés sur Lusitania. Par exemple, tu es étudiante… Il y a la communauté des étudiants.
— Pas pour moi.
— Je sais. Tu n’as pas d’amis, tu n’as pas de camarades, tu vas à la messe mais tu ne te confesses pas, tu es si complètement détachée que, dans la mesure du possible, tu n’entretiens de relations ni avec la colonie ni avec l’espèce humaine. Tout indique que tu vis dans un isolement total.
Novinha n’était pas préparée à cela. Il exprimait la douleur inhérente à son existence et elle ne disposait pas d’une stratégie lui permettant de le supporter.
— Si c’est le cas, ce n’est pas ma faute.
— Je sais. Je sais où cela a commencé et je sais qui est responsable du fait que cela a duré jusqu’à aujourd’hui.
— Moi ?
— Moi. Et tous les autres. Mais surtout moi, parce que je savais ce qui t’arrivait et que je n’ai rien fait pour l’empêcher. Jusqu’à aujourd’hui.
— Et aujourd’hui, vous allez m’empêcher d’obtenir la seule chose qui compte vraiment ! Merci beaucoup pour votre compassion.
Une nouvelle fois, il hocha solennellement la tête, comme s’il acceptait et reconnaissait le bien-fondé de sa reconnaissance ironique.
— Dans un sens, Novinha, peu importe que cela ne soit pas ta faute. Parce que Milagre est effectivement une communauté et que, qu’elle se soit bien ou mal conduite avec toi, elle est obligée d’agir comme le font toutes les communautés, d’assurer autant que possible le bonheur de tous ses membres.
— Ce qui signifie tous les habitants de Lusitania sauf moi – moi et les piggies.
— Le xénobiologiste est d’une importance capitale pour la colonie, surtout une colonie comme celle-ci, entourée par une clôture qui limite à jamais sa croissance. Notre xénobiologiste doit trouver le moyen de produire davantage de protéines et de glucides à l’hectare, ce qui implique la transformation génétique du blé et des pommes de terre originaires de la Terre pour faire…
— Pour obtenir le rendement maximal des produits nutritifs disponibles dans l’environnement lusitanien. Croyez-vous que j’aie l’intention de passer l’examen sans savoir ce que sera le travail de toute ma vie ?
— Le travail de toute ta vie sera de te consacrer à l’amélioration des conditions d’existence de gens que tu méprises.
Novinha comprit alors la nature du piège qu’il lui avait tendu. Trop tard ; il s’était refermé.
— Ainsi, vous croyez qu’un xénobiologiste ne peut pas faire son travail s’il n’aime pas les gens qui utilisent ce qu’il fait ?
— Peu importe que tu nous aimes ou pas. Ce que je dois savoir, c’est ce que tu veux vraiment. Pourquoi tu tiens tellement à faire cela.
— Psychologie de base. Mes parents faisaient ce travail et je tente de les imiter.
— Peut-être, admit Pipo. Et peut-être pas. Ce que je veux savoir, Novinha, ce que je dois savoir avant de t’autoriser à passer l’examen, c’est à quelle communauté tu appartiens effectivement.
— Vous l’avez dit vous-même. Je n’appartiens à aucune.
— Impossible. Tout individu se définit par les communautés auxquelles il appartient et celles auxquelles il n’appartient pas. Je suis ceci, ceci et ceci, mais en aucun cas cela, cela et cela. Toutes tes définitions sont négatives. Je pourrais dresser une liste interminable des choses que tu n’es pas. Mais tout individu croyant sincèrement qu’il n’appartient à aucune communauté finit par se suicider, soit en tuant son corps, soit en renonçant à son identité, en sombrant dans la folie.
— Voilà, je suis folle à lier.
— Pas folle. Dominée par une détermination effrayante. Si tu passes cet examen, tu réussiras. Mais, avant de te laisser le passer, je dois savoir : Qui deviendras-tu quand tu auras réussi ? Que crois-tu, de quoi fais-tu partie, qu’est-ce qui t’intéresse, qu’est-ce que tu aimes ?
— Personne, sur ce monde ou sur les autres.
— Je ne te crois pas.
— Je n’ai jamais rencontré la bonté, dans ce monde, sauf chez mes parents, et ils sont morts ! Et même eux… Personne ne comprend quoi que ce soit.
— Toi.
— Je fais partie d’un tout, n’est-ce pas ? Mais personne ne comprend les autres, même pas vous qui feignez d’être tellement sage et compatissant, mais vous me faites pleurer comme cela simplement parce que vous avez le pouvoir de m’empêcher de faire ce que je veux…