Rooter était couché sur le dos, bras et jambes écartés, dans l’espace dégagé. Il avait été éventré, et pas n’importe comment : tous les organes avaient été proprement retirés et les tendons et filaments de ses membres avaient également été dégagés, puis disposés suivant une structure géométrique sur le sol. Tout était encore relié au corps – rien n’avait été complètement enlevé.
Les sanglots douloureux de Libo étaient presque hystériques. Novinha s’agenouilla près de lui, le serra contre elle et le berça, tentant de le consoler. Pipo, méthodiquement, sortit son petit appareil photo et prit des clichés sous tous les angles, afin que l’ordinateur puisse les analyser en détail plus tard.
— Il était toujours vivant quand ils ont fait cela, dit Libo lorsqu’il fut assez calme pour s’exprimer. (Néanmoins, il fut obligé de prononcer les mots lentement, soigneusement, comme un étranger apprenant tout juste à parler.) Il y a tellement de sang, par terre, si loin… Son cœur devait battre quand ils l’ont ouvert.
— Nous parlerons de cela plus tard, s’interposa Pipo.
Ce que Libo avait oublié la veille lui revint en mémoire avec une netteté cruelle.
— C’est ce que Rooter a dit à propos des femmes. Elles décident quand les hommes doivent mourir. Il m’a dit cela et je…
Il s’interrompit. Il n’avait rien fait, naturellement. La loi l’obligeait à ne rien faire. Et, à cet instant, il décida qu’il haïssait la loi. Si la loi admettait que cela puisse être fait à Rooter, la loi manquait totalement de compassion. Rooter était une personne. On ne reste pas sans rien faire, lorsque cela arrive à une personne, simplement parce qu’on l’étudié.
— Ils ne l’ont pas déshonoré, fit ressortir Novinha. S’il y a une certitude, c’est leur amour des arbres. Vous voyez ? (Au centre de la cavité pectorale, vide à présent, une toute petite branche poussait.) Ils ont planté un arbre pour marquer sa tombe.
— À présent, nous savons pourquoi ils donnent un nom à tous leurs arbres, commenta Libo avec amertume. Ils les ont plantés pour marquer les endroits où sont morts les piggies qu’ils ont torturés.
— C’est une très grande forêt, lui remontra calmement Pipo. Tu dois limiter tes hypothèses au domaine du possible.
Sa voix tranquille, raisonnable, sa volonté de les voir se conduire en scientifiques, même dans ces circonstances, les calmèrent.
— Que devons-nous faire ? demanda Novinha.
— Nous devons te reconduire immédiatement dans le périmètre, dit Pipo. Tu n’as pas le droit de venir ici.
— Mais, je veux dire… avec le corps – que devons-nous faire ?
— Rien, répondit Pipo. Les piggies ont fait ce que font les piggies, quelles que soient leurs raisons.
Il aida Libo à se lever.
Pendant quelques instants, Libo fut instable sur ses jambes ; il s’appuya sur eux pour faire quelques pas.
— Qu’est-ce que j’ai dit ? souffla-t-il. Je ne sais même pas quelle partie de ce que j’ai dit l’a tué.
— Ce n’était pas toi, assura Pipo. C’était moi.
— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’ils t’appartiennent ? demanda Novinha. Crois-tu que leur monde tourne autour de toi ? Les piggies ont fait cela pour des raisons qui leur sont propres. Il est évident que ce n’est pas la première fois – leur vivisection est trop adroite pour que ce soit la première fois.
Pipo prit cela sur le ton de l’humour noir.
— Nous nous laissons distancer, Libo. Novinha est censée tout ignorer de la xénologie.
— Tu as raison, acquiesça Libo. Quoi que soit qui a déclenché cela, ils l’avaient déjà fait. C’est une tradition.
Il s’efforçait au calme.
— Mais c’est encore pire, n’est-ce pas ? souligna Novinha. Leur tradition consiste à s’éventrer mutuellement, vivants.
Elle regarda les arbres de la forêt, qui commençait au sommet de la colline, et se demanda combien d’arbres plongeaient leurs racines dans le sang.
Pipo envoya son rapport par ansible et l’ordinateur ne lui posa aucun problème sur le plan du niveau de priorité. Il laissa à la commission de contrôle le soin de décider s’il fallait renoncer à tout contact avec les piggies. La commission ne décela aucune erreur grave.
« Il est impossible de cacher la relation entre nos sexes, du fait qu’une femme pourra devenir un jour xénologue, indiqua le rapport, et aucun élément ne nous permet d’affirmer que vous n’ayez pas agi raisonnablement et prudemment. Nous nous risquons à conclure que vous participez sans le savoir à une lutte pour le pouvoir, dont Rooter a été la victime, et que vous devez poursuivre les contacts avec toute la prudence requise. »
C’était une mise hors de cause totale, mais cela ne rendait pas la situation plus facile à accepter. Libo avait grandi avec les piggies, du moins en entendant son père parler d’eux. Il connaissait mieux Rooter que les autres êtres humains, à l’exception de sa famille et de Novinha. Libo resta plusieurs jours sans reparaître au laboratoire et des semaines sans retourner dans la forêt. Les piggies agirent comme si de rien n’était ; ils se montrèrent même plus accueillants. Personne ne mentionna Rooter, surtout pas Pipo et Libo. Il y eut des changements du côté humain, toutefois. Pipo et Libo ne s’éloignaient plus l’un de l’autre lorsqu’ils se trouvaient parmi les piggies.
Le chagrin et les remords liés à ce jour amenèrent Libo et Novinha à compter davantage l’un sur l’autre, comme si les ténèbres les rapprochaient encore plus que la lumière. Les piggies, désormais, paraissaient dangereux et imprévisibles, exactement comme la compagnie des êtres humains l’avait toujours été, et, entre Pipo et Libo, la question de savoir qui avait commis une erreur restait en suspens, malgré leurs efforts continuels pour se rassurer mutuellement. Ainsi le seul élément agréable et sûr de la vie de Libo était Novinha, et inversement.
Bien que Libo ait une mère ainsi que des frères et sœurs, bien que Pipo et Libo rentrassent toujours chez eux, Novinha et Libo se comportaient comme si le Laboratoire du Zenador était une île, Pipo jouant le rôle d’un Prospero aimant mais lointain. Pipo se demandait : Les piggies sont-ils comme Ariel, conduisant les jeunes amants vers le bonheur, ou bien sont-ils des Caliban, à peine contrôlables et portés au meurtre ?
Au bout de quelques mois, le souvenir de la mort de Rooter s’estompa et leurs rires firent à nouveau leur apparition, sans qu’ils retrouvent pour autant leur insouciance. Mais, lorsqu’ils eurent dix-sept ans, Libo et Novinha étaient tellement sûrs l’un de l’autre qu’ils parlaient naturellement de ce qu’ils feraient ensemble dans cinq, dix, vingt ans. Pipo ne prit jamais la peine de leur parler de leurs projets de mariage. Après tout, ils étudiaient la biologie du matin au soir. Il leur viendrait sans doute un jour à l’idée d’explorer les stratégies reproductrices stables et socialement acceptables. En attendant, il suffisait qu’ils s’interrogent continuellement sur la façon dont les piggies se reproduisaient, considérant que les mâles n’avaient pas d’organes reproducteurs visibles. Les hypothèses liées à la façon dont les piggies combinaient le matériel génétique se terminaient invariablement par des plaisanteries si paillardes que Pipo devait déployer toute son énergie pour feindre de ne pas les trouver amusantes.
Ainsi, le Laboratoire du Zenador, pendant ces quelques brèves années, devint l’endroit où put s’exprimer l’affection liant deux jeunes esprits brillants qui, sans lui, auraient été condamnés à une solitude glacée. Ils n’imaginaient ni l’un ni l’autre que l’idylle se terminerait brutalement et définitivement, dans des circonstances qui feraient trembler les Cent Planètes.