— Toutes ces femelles, toutes ces petites mères, demanda Ela. Sont-elles intelligentes ?
Humain parut ne pas comprendre le mot dans ce contexte.
— Sont-elles éveillées ? demanda Ender.
— Naturellement, répondit Humain.
— Ce qu’il veut dire, reprit Ouanda, c’est : Les petites mères pensent-elles ? Comprennent-elles le langage ?
— Elle ? demanda Humain. Non, elles ne sont pas plus éveillées que les cabras. Et seulement un peu plus malignes que les macios. Elles ne font que trois choses : manger, ramper et s’accrocher aux protubérances. Celles qui sont à l’extérieur de l’arbre, à présent, elles commencent à apprendre. Je me souviens de l’époque où j’étais sur l’écorce de l’arbre-mère. Mais je compte parmi les rares dont les souvenirs remontent jusque-là.
Les larmes montèrent aux yeux d’Ouanda.
— Toutes les mères naissent, s’accouplent et donnent la vie, le tout dans leur petite enfance. Elles ne comprennent même jamais qu’elles sont vivantes.
— C’est le dimorphisme sexuel poussé jusqu’à un extrême ridicule, expliqua Ela. Les femelles arrivent rapidement à la maturité sexuelle, mais les mâles y parviennent tard. Il est ironique, n’est-ce pas, que les femelles adultes dominantes soient toutes stériles ? Elles gouvernent l’ensemble de la tribu et, cependant, leurs gènes ne peuvent pas être transmis…
— Ela, avança Ouanda, si nous pouvions mettre au point une façon de permettre aux petites mères de mettre leurs enfants au monde sans être dévorées, une sorte de césarienne ? Avec une nourriture riche en protéines pour remplacer le cadavre de la mère ? Les femelles pourraient-elles atteindre la maturité ?
Ela n’eut pas l’occasion de répondre. Ender les prit toutes les deux par le bras et les entraîna à l’écart.
— Comment osez-vous ? souffla-t-il. Et s’ils pouvaient trouver le moyen d’amener les petites filles humaines à concevoir et à porter des enfants qui se nourriraient du cadavre de leur mère ?
— Qu’est-ce que vous racontez ? dit Ouanda.
— C’est écœurant, fit Ela.
— Nous ne sommes pas ici pour les attaquer à la racine de leur existence, les sermona Ender. Nous sommes ici pour trouver le moyen de partager le monde avec eux. Dans cent ans, dans cinq cents ans, quand ils seront en mesure d’élaborer des changements, peut-être décideront-ils de modifier la façon dont leurs enfants sont conçus. Mais il nous est impossible de prévoir ce qui arriverait si, soudainement, le nombre de femelles adultes équilibrait celui des mâles. Que feraient-elles ? Elles ne peuvent pas porter de nouveaux enfants, n’est-ce pas ? Elles ne peuvent pas concurrencer les mâles et devenir des pères, n’est-ce pas ? À quoi serviraient-elles ?
— Mais elles meurent sans même avoir vécu…
— Ils sont ce qu’ils sont, dit Ender. Ils décideront des changements qu’ils apporteront, pas vous, depuis votre perspective aveuglément humaine, en tentant de leur imaginer une existence calquée sur le modèle de la nôtre.
— Vous avez raison, admit Ela. Vous avez raison, naturellement, je regrette.
Pour Ela, les piggies n’étaient pas des gens, c’étaient d’étranges animaux extraterrestres et elle était accoutumée à découvrir que d’autres animaux vivaient suivant des structures non humaines. Mais Ender constata qu’Ouanda était toujours contrariée. Elle avait effectué la transition conduisant aux ramen : de son point de vue, pour les piggies, c’étaient nous, pas eux. Elle acceptait les comportements bizarres qu’elle connaissait, y compris l’assassinat de son père, estimant qu’ils entraient dans le cadre d’une étrangeté acceptable. Ce qui signifiait qu’elle était plus tolérante qu’Ela vis-à-vis des piggies ; cependant, cela la rendait également plus vulnérable à la découverte de comportements cruels, bestiaux, chez ses amis.
Ender remarqua également que, du fait qu’elle fréquentait les piggies depuis deux ans, Ouanda avait une de leurs habitudes : lorsqu’elle était très inquiète, son corps devenait totalement rigide. De sorte qu’il lui rappela qu’elle était humaine en la prenant par l’épaule, dans un geste paternel, avant de l’attirer contre lui.
Ce contact détendit légèrement Ouanda, qui eut un rire nerveux et dit à voix basse :
— Savez-vous ce que je continue de penser ? dit-elle. Que les petites mères ont tous leurs enfants et meurent sans avoir été baptisées.
— Si l’Evêque Peregrino les convertit, émit Ender, peut-être nous autoriseront-ils à asperger l’intérieur de l’arbre d’eau bénite et à prononcer les paroles sacrées.
— Ne vous moquez pas de moi, souffla Ela.
— Je ne me moquais pas de vous. Pour le moment, toutefois, nous allons leur demander de changer seulement dans la mesure où cela nous permettra de vivre avec eux et nous allons changer de façon qu’ils puissent supporter de vivre avec nous. Acceptez cela, sinon la clôture se dressera à nouveau, parce que nous représenterions alors une menace pour leur survie.
Ela acquiesça d’un signe de tête, mais Ouanda s’était à nouveau figée. Les doigts d’Ender serrèrent durement son épaule. Effrayée, elle hocha la tête.
— Je regrette, dit-il, mais ils sont ce qu’ils sont. Ils sont tels que Dieu les a faits, si vous préférez. Ainsi, ne tentez pas de les refaire à votre image.
Il retourna près de l’arbre-mère. Crieuse et Humain l’attendaient.
— Je vous prie d’excuser cette interruption, fit Ender.
— Ce n’est rien, répondit Humain. Je lui ai expliqué ce que tu faisais.
Ender sentit son estomac se crisper.
— Que lui as-tu dit ?
— J’ai dit qu’elles voulaient faire quelque chose aux petites mères afin que nous devenions plus humains, mais que tu as dit qu’elles ne pourraient pas le faire, sous peine de voir la clôture s’élever à nouveau. Que tu leur as dit que nous devions rester des Petits et que vous deviez rester des humains.
Ender sourit. Son interprétation était tout à fait vraie, mais il avait eu l’intelligence de ne pas entrer dans les détails. Il était concevable que les épouses désirent effectivement que les petites mères puissent survivre à l’accouchement, sans comprendre les conséquences incalculables d’une transformation aussi simple d’apparence, aussi humanitaire. Humain était un excellent diplomate ; il avait dit la vérité tout en éludant l’essentiel.
— Bien, reprit Ender. À présent que nous nous connaissons un peu mieux, il serait temps de parler sérieusement.
Ender s’assit sur la terre nue. Crieuse s’accroupit sur le sol, juste en face de lui. Elle chanta quelques mots.
— Elle dit que vous devez nous enseigner tout ce que vous savez, nous conduire dans les étoiles, nous amener la reine et lui donner la lumière que cette nouvelle humaine a apportée avec elle, sinon, dans les ténèbres de la nuit, elle enverra tous les frères de la forêt tuer tous les humains dans leur sommeil et les suspendre afin qu’ils n’aient pas de troisième vie. (Voyant l’inquiétude des humains, Humain tendit le bras et posa la main sur la poitrine d’Ender.) Non, non, tu dois comprendre. Cela ne signifie rien. C’est toujours ainsi que nous commençons lorsque nous parlons à une autre tribu. Nous crois-tu fous ? Nous ne vous tuerons pas. Vous nous avez donné l’amarante, la poterie, La Reine et l’Hégémon.
— Dis-lui de retirer ses paroles, sinon nous ne lui donnerons plus rien.
— Je t’ai dit, Porte-Parole, que cela ne signifie pas…
— Elle a prononcé ces mots, et je ne m’entretiendrai pas avec elle tant que ceux-ci resteront.
Humain lui parla.
Crieuse se leva d’un bond et fit le tour de l’arbre-mère, les bras levés, chantant à voix forte. Humain se pencha vers Ender :