Il comprenait, naturellement. Ender constata également qu’Humain était satisfait. Mange-Feuille tentait d’usurper le rôle d’Humain et de le discréditer – ainsi qu’Ender. Quand Humain eut terminé de traduire les paroles d’Ender, Crieuse chanta à l’intention de Mange-Feuille. Calmé, il rejoignit les autres piggies parmi les arbres.
Mais Humain n’était pas une marionnette. Il ne manifesta pas le moindre signe de reconnaissance. Il regarda Ender dans les yeux.
— Tu as dit que tu ne tenterais pas de nous changer.
— J’ai dit que je ne vous changerai pas plus que nécessaire.
— Pourquoi est-ce nécessaire ? C’est entre nous et les autres piggies.
— Attention, intervint Ouanda. Il est très contrarié.
Avant de pouvoir espérer persuader Crieuse, il devait convaincre Humain.
— Vous êtes nos premiers amis parmi les piggies. Vous bénéficiez de notre confiance et de notre affection. Nous ne vous ferons jamais de mal et nous ne donnerons jamais aux autres piggies le moindre avantage sur vous. Mais nous ne sommes pas venus seulement pour vous. Nous représentons l’ensemble de l’humanité et nous voulons enseigner tout ce que nous pouvons à tous les piggies. Sans tenir compte des tribus.
— Vous ne représentez pas l’ensemble de l’humanité. Vous êtes sur le point de vous battre contre les autres êtres humains. Alors comment pouvez-vous dire que nos guerres sont mauvaises et que les vôtres sont bonnes ?
Pizarro, malgré ses erreurs, avait sans doute eu moins de difficultés avec Atahualpa.
— Nous nous efforçons de ne pas faire la guerre aux autres êtres humains, expliqua Ender. Et si nous combattons, ce ne sera pas notre guerre, dans l’espoir d’obtenir un avantage sur eux, ce sera votre guerre, afin que vous puissiez voyager dans les étoiles. (Ender tendit la main ouverte.) « Nous avons écarté notre humanité afin de devenir ramen avec vous. » (Il ferma le poing.) « Les humains, les piggies et la reine, ici, sur Lusitania, ne feront qu’un. Tous humains, tous doryphores, tous piggies.
Humain resta immobile et silencieux, assimilant cela.
— Porte-Parole, dit-il finalement, cela est très difficile. Jusqu’à l’arrivée des humains, les autres piggies étaient… devaient toujours être tués et passer leur troisième vie en esclavage dans nos forêts. Cette forêt était autrefois un champ de bataille et les arbres les plus âgés sont les guerriers morts au cours de cette bataille. Nos pères les plus âgés sont les héros de cette guerre et nos maisons sont construites avec les lâches. Toute notre vie, nous nous préparons à gagner des batailles sur nos ennemis afin que nos épouses puissent faire un arbre-mère dans une nouvelle forêt, afin que nous devenions puissants et respectés. Ces dix dernières années, nous avons appris à fabriquer des flèches pour tuer de loin. Des pots et des outres en peau de cabra pour transporter l’eau dans les pays secs. Nous avons appris à cultiver et à utiliser l’amarante et la racine de merdona afin de pouvoir être nombreux et puissants et emporter de la nourriture loin des macios de notre forêt. Nous nous sommes réjouis de cela parce que cela signifiait que nous serions toujours victorieux à la guerre. Nous conduirions nos épouses, nos petites mères, nos héros, aux quatre coins du monde et, finalement, un jour, dans les étoiles. Tel est notre rêve, Porte-Parole, et tu me dis à présent que tu veux que nous y renoncions ?
Ce fut un discours émouvant. Les autres ne suggérèrent aucune réponse à Ender. Humain les avait partiellement convaincus.
— Votre rêve est bon, lui assura Ender. C’est le rêve de toutes les créatures vivantes. Le désir qui est la racine même de la vie : croître jusqu’à ce que tout l’espace que l’on voit fasse partie de soi, soit contrôlé par soi. C’est le désir de grandeur. Cependant, il y a deux façons de le réaliser. La première consiste à tuer tout ce qui n’est pas soi-même, de l’engloutir ou de le détruire, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre opposition. Mais cette façon est mauvaise. Elle dit à l’univers : Je suis l’unique manifestation de la grandeur et, pour me faire la place dont j’ai besoin, le reste doit renoncer à ce qu’il a et cesser d’exister. Tu comprends, Humain, que si les êtres humains raisonnaient ainsi, agissaient ainsi, ils pourraient tuer tous les piggies de Lusitania et s’approprier cette planète. Que resterait-il de vos rêves, si nous étions mauvais ?
Humain s’efforçait de comprendre.
— Je vois que vous nous avez fait des cadeaux alors que vous auriez pu prendre le peu que nous avions. Mais pourquoi nous avoir fait ces cadeaux si nous ne pouvons pas les utiliser pour devenir puissants ?
— Nous voulons que vous vous développiez, que vous voyagiez parmi les étoiles. Ici, sur Lusitania, nous voulons que vous soyez forts et puissants, avec des centaines de milliers de frères et d’épouses. Nous voulons vous enseigner à cultiver de nombreux types de plantes et à élever de nombreux types d’animaux. Ela et Novinha, ces deux femmes, travailleront tous les jours de leur vie pour élaborer de nouvelles plantes capables de vivre sur Lusitania, et toutes les bonnes choses qu’elles réaliseront, elles vous les donneront. De sorte que vous pourrez vous développer. Mais pourquoi un seul piggy, dans les autres forêts, devrait-il mourir simplement pour que vous puissiez avoir ces cadeaux ? Et en quoi vous serait-il nuisible qu’ils en bénéficient également ?
— S’ils deviennent aussi forts que nous, qu’aurons-nous gagné ?
Qu’est-ce que j’attends de ce frère ? se demanda Ender. Son peuple s’est toujours mesuré aux autres tribus. Sa forêt ne fait pas cinquante hectares, ou cinq cents – elle est plus grande ou plus petite que les forêts des tribus voisines. Ce que je dois faire, maintenant, c’est le travail d’une génération : je dois lui enseigner une façon nouvelle de définir l’importance de son peuple.
— Rooter est-il respectable ? demanda Ender.
— Oui, il l’est, répondit Humain. C’est mon père. Son arbre n’est ni le plus vieux ni le plus gros mais, à notre connaissance, il n’est jamais arrivé qu’un père ait eu des enfants aussi nombreux si peu de temps après avoir été planté.
— Ainsi, d’une certaine façon, tous les enfants qu’il a engendrés font encore partie de lui. Plus ses enfants sont nombreux, plus il devient respectable. (Humain hocha lentement la tête.) Et plus ta vie est réussie, plus ton père devient respectable, n’est-ce pas ?
— Si ses enfants agissent bien, oui, c’est un grand honneur pour l’arbre-père.
— Es-tu obligé de tuer tous les autres arbres respectables pour que ton père soit respectable ?
— C’est différent, répondit Humain. Tous les autres arbres respectables sont des pères de la tribu. Et les arbres moins importants sont tout de même des frères.
Néanmoins, Ender constata qu’Humain hésitait. Il résistait aux idées d’Ender parce qu’elles étaient bizarres, pas parce qu’elles étaient fausses ou incompréhensibles. Il commençait à comprendre.
— Regarde les épouses, reprit Ender. Elles n’ont pas d’enfants. Il leur est impossible d’être respectables au sens où ton père l’est.
— Porte-Parole, tu sais qu’il n’y a pas plus respectable qu’elles. Toute la tribu leur obéit. Lorsqu’elles nous gouvernent bien, la tribu prospère ; lorsque la tribu devient nombreuse, les épouses également deviennent puissantes…
— En dépit du fait que vous n’êtes pas leurs enfants ?
— Comment pourrions-nous l’être ? demanda Humain.
— Néanmoins, vous ajoutez à leur respectabilité. Bien qu’elles ne soient ni vos mères ni vos pères, elles grandissent lorsque vous grandissez.