— Il fait un remplacement au Sacré-Cœur de Montmartre, m'assure-t-elle, et ne regagne l'hôtel qu'en fin de journée.
J'opine (elle préférerait mieux), elle me croque de la prunelle et murmure :
— Vous êtes plus beau « qu'avant » !
— Merci.
— J'adore vos deux petites rides au coin des yeux.
— Je reviendrai vous voir lorsque j'en aurai quatre, promets-je. Il est à vous, l'hôtel ?
— Non, à ma tante. Elle est âgée et ne sort plus beaucoup de son appartement.
— Vous faites tourner l'établissement toute seule ?
— Avec deux femmes de chambre et un vieux valet qui se payait tantine lorsque ses rhumatismes ne l'avaient pas encore clouée dans un fauteuil.
— C'est quoi, le genre de la clientèle ?
— Des gens paisibles : représentants, vieux amants, femmes seules choisissant ce mode de vie avant d'aller dans quelque Hespéride.
Je l'écoute en branlant le chef. Je devrais calter maintenant, pourtant une force mystérieuse me retient dans la piaule du père Chatounet.
— Il y a longtemps que le religieux est arrivé chez vous ?
— Six jours.
On redescend après que l'exquise Rosemonde a coulé en direction du plumard ce regard suprême que la vache accorde au vétérinaire venant de l'inséminer. C'est alors que je perçois des aboiements facilement reconnaissables : ceux de Salami resté dans ma Jag, car ce palace pour curés est interdit aux clébards.
— Excusez-moi ! fais-je sobrement en fonçant à l'extérieur.
Mon cador est assis à la place passager, comme à son habitude, la truffe engagée dans l'ouverture de la vitre légèrement baissée.
— Que t'arrive-t-il, amigo ? lui demandé-je.
Mon quadrupote pousse un lamento si admirablement modulé qu'un ténor italoche en bédolerait de jalousie.
— Besoin de licebroquer ? ajouté-je en déponant.
Sans me donner la moindre explication, le brave clebs bondit sur le trottoir, puis se précipite dans l'hôtel.
Je l'imite. Entre au moment où ma convoitrice se met à lui vociférer contre.
— C'est mon chien ! l'interromps-je.
Salami se trouve déjà dans l'escadrin ; il a l'air d'une grosse chenille ascensionnaire. Il respire plus fort que mon tonton Hugues qui était asthmatique comme un accordéon percé. Faut le voir passer chacune des marches à l'aspirateur nasal, kif l'engin dont les gaziers de la voirie se servent pour enlever les feuilles mortes lesquelles, depuis lurette, ne se ramassent plus à la pelle.
Il grimpe lentement, atteint l'étage, cornifle puis fonce jusqu'à la chambre du père Chatounet et se retourne pour demander qu'on la lui ouvre. J'enjoins à mon amoureuse de le faire.
— Que cherche-t-il ? questionne-t-elle, impressionnée par le comportement houndien.
— Le sait-il lui-même ?
Le bon toutou se rue chez le missionnaire, se prend à tourner en rond au centre de la petite chambre avant de se diriger vers l'armoire dont il gratte frénétiquement la glace, produisant un vilain son crisseur.
Je l'ouvre.
Rapide coup de truffe, puis Salami se dresse sur ses misérables pattoches arrière et aboie de nouveau.
— Dites-lui de se taire ! supplie Rosemonde. Si ma tante l'entend, elle va crier au scandale car elle a horreur des chiens !
— Tu as entendu madame, fais-je à mon cador.
Il jette un regard flétrisseur sur l'ancienne pin-up du Fluctuat nec Vergetures et hausse les épaules, exercice qu'il est le seul de son espèce à pouvoir réaliser. N'après quoi, se remet en position verticale et, de son museau galochard, m'indique de grimper sur une chaise pour examiner le dessus de l'armoire.
Je souscris à cette requête. Trouve sur le chapiteau du meuble un sac de plastique provenant d'une grande surface voisine (non : il ne s'agit pas du cimetière). Le paquet est plutôt léger. Je me déperche pour l'aller ouvrir sur le lit.
Et voilà mon cœur qui vole en éclats ! Je me tétanise tel le poisson « traité » par une gymnote[6]. Tout chavire, le monde titube, la mère Rosemonde se met à sentir l'asperge pissée !
Ce que contient le sac, Ravaillac ?
Ni plus ni moins que le pyjama d'Antoinette ! Il est rose frêle, décoré d'une maman canard et de ses deux canetons. Une inscription en suédois est tracée au-dessous, que je ne saurais lire puisque je ne parle que des langues usuelles.
Un immense frisson glacé me parcourt de bas en haut. Seigneur tout-puissant (d'après ce qu'on dit), je Vous supplie d'épargner ma petite fille.
Je suis triste et désenchanté comme la vie d'un con.
12.
ÉRECTION SPONTANÉE
Il tenait difficilement sur ses jambes grêles qu'il comparait à des pattes d'échassier car il aimait l'autocritique. Une existence chétive d'enseignant, sans le rendre pingre, l'avait amené à l'économie, c'est pourquoi, en quittant l'hôpital de Toulon, il s'abstint de fréter un taxi et préféra attendre l'autobus pour gagner la gare.
Il faisait un temps à sortir les cages à serins sur les appuis de fenêtre. Les filles portaient des jupes courtes leur interdisant de tricher sur la qualité de leurs jambes, et les grosses dames offraient aux regards salaces ces balcons en comparaison desquels celui de Juliette aurait ressemblé à un perchoir pour perroquet sanieux.
En les croisant, M. Félix se dit qu'il n'avait depuis longtemps déchargé entre les seins d'une matrone, l'ampleur de son sexe exigeant pour cette pratique des glandes mammaires furieusement développées. D'autre part, l'âge qui diminuait l'abondance de ses émissions séminales, l'incitait à ne plus les libérer au grand jour. Grâce au ciel (peu imploré dans l'enseignement), il continuait, nous l'avons vu, de triquer, procurant à nos belles amies d'admirables bandaisons.
Quand l'autobus survint, le cher homme s'aperçut que le véhicule ne desservait pas la gare. Il en fut d'autant plus marri que son délabrement physique rendait ses valises de plomb, comme l'écrivait si bien Flaubert à la marquise de Sévigné.
Exténué pour avoir trop présumé de ses forces, il se résigna à héler un taxi, mais à cette heure de gros trafic, aucun d'eux ne maraudait. Désemparé, le prof s'attela derechef entre ses bagages pour continuer à gravir son Golgotha. C'est alors que cette providence sur laquelle il n'aurait pas misé un kopeck se manifesta.
Une limousine (Félix usait encore de termes surannés) s'arrêta à sa hauteur et le conducteur lui tint ce langage altruiste :
— Vous paraissez fatigué, monsieur, puis-je vous déposer quelque part ?
Une telle invite parut au vieillard une musique aussi belle que celle produite par Marcel Azzola sur son instrument à touches de nacre.
— Monsieur, répondit-il, nous agonisons au sein d'une époque où de telles propositions n'ont plus cours, aussi la vôtre me va-t-elle droit au cœur et je l'accepte avec reconnaissance.
Une commande intérieure permettait au chauffeur de débonder son coffre. Quand il l'eut actionnée, le retraité y plaça ses bagages, se disant que cet être serviable aurait pu pousser l'amabilité jusqu'à se charger d'une aussi pénible manutention, ce nœud ! Il accomplit pourtant le chargement, rabattit le couvercle et prit place auprès de son « sauveur ».
Celui-ci était un homme dans la force de l'âge, brun, aux yeux huîtreux. Il portait des lunettes à meneaux et un élégant blouson de daim beige sur une chemise rose clito.
— Où puis-je vous déposer ? s'informa-t-il.
— Je souhaiterais me rendre à la gare, si toutefois la chose ne vous contraint pas à un trop grand détour ?
— J'ai tout mon temps ! assura l'obligeant. Vous partez loin, si ce n'est pas indiscret ?