Lorsque Félix eut gravi les degrés conduisant à la basilique, il fut pris de faiblesse et alla s'asseoir près d'un confessionnal provisoirement désert. Le temps passa lentement, comme s'écoulaient les chaudes-pisses de son adolescence. Le prof éprouvait l'étrange sensation d'être tout à la fois mourant et protégé. Une dodelinance capiteuse l'induisait au sommeil, du moins à une relative perte de conscience.
Blotti dans son coin d'ombre, le front appuyé à la paroi de l'isoloir, il respirait menu, paupières baissées, les sens en léthargie.
A cette heure de la journée, les fidèles avaient joué rip, les prêtres, chaisières, bedeaux et touristes nippons également. Juste une petite collégienne teutonne qui taillait une bouffarde à son correspondant de seconde, derrière les grandes orgues. Sir Félix dormait tout de bon, diraient les indigènes du plateau de Millevaches (j'ai recompté : elles y sont bien !). Il se prit à faire un songe, un cauchemar, plutôt, puisqu'il rêvait qu'il était anglais. Il vivait à l'époque d'Henri VIII et on le pendait haut et court pour avoir compissé l'archevêque de Canterbury.
Il fut violemment arraché à ce rêve atroce par une réalité qui l'était davantage : quelqu'un l'étranglait à l'aide d'un lien. Son presque meurtrier serrait avec une force que je qualifierai de « peu commune » rien que pour voir l'effet que ça fait d'écrire comme les cons.
Des étincelles en gerbes fulguraient sous son crâne. Il eut le temps de constater que cette mort était doucereuse et d'apprécier qu'elle ne porterait pas atteinte à l'intégrité de son sexe.
Puis l'ombre l'engloutit.
Ce fut bref, l'étreinte féroce se desserra et un mélange gazeux, composé de 21 % d'oxygène, de 78 % d'azote et de 1 % d'argon emplit ses poumons en fin de contrat. Le vieillard réintégra sa lucidité, principalement l'usage de l'ouïe. Il perçut un bruit de lutte ponctué de grognements semblables à ceux des fauves.
Le digne Félix se gava d'air basiliqueux et parvint à se retourner (pas dans sa tombe, Dieu merci) pour découvrir un petit homme visiblement simiesque, qu'un basset-hound délivrait de ses attributs virils avec une férocité d'une extrême rareté chez ces chiens, de chasse certes, mais d'excellente compagnie.
L'Asiate grondait de douleur, l'animal de fureur.
Un paquet de bas morceaux enveloppés d'étoffe tomba de la gueule sanglante. L'émasculé chuta à son tour. Son antagoniste, incontent du résultat, le prit alors à la gorge et lui broya le larynx aussi aisément que toi un cornet de glace.
Le doux philosophe contemplait la scène. Il lui semblait reconnaître son sauveur. Mais oui, parbleu : le chien de San-Antonio ! Comment s'appelait-il déjà ? Il avait un nom italien… Spaghetti ? Cannelloni ? La mémoire lui fulgura la réponse.
— Salami ! murmura-t-il.
L'interpellé déplanta ses rudes incisives de l'agresseur aux yeux bridés et vint recevoir la reconnaissance de l'universitaire, son fouet battant la mesure du triomphe.
— Je vous dois la vie ! reconnut gravement l'étranglé.
L'animal haletait. Félix le conduisit jusqu'au bénitier et le souleva pour qu'il pût y boire une eau d'autant plus rafraîchissante qu'elle était bénite.
Galochard remarqua :
— On ne voit jamais de chiens dans une église, pas davantage que d'étrangleurs d'ailleurs ; votre magnifique intervention fait naître en moi des sentiments mêlés qui ressemblent à un début de foi.
Il le reposa à terre, épuisé par son effort, car Salami pesait quelque trente-cinq kilogrammes.
— Je sais que San-Antonio est hors de la capitale, reprit-il, puis-je vous accorder l'hospitalité jusqu'à son retour ?
Le chien secoua négativement la tête, faisant voleter ses interminables oreilles.
— Vous préférez bénéficier de votre libre arbitre ?
— Wouah ! répondit le quadrupède.
— Ne risquez-vous pas d'être ramassé par la fourrière ?
— Nouff !
— Comment faites-vous pour le gîte et le couvert, si ce n'est pas indiscret ?
Le valeureux basset marqua une légère hésitation et enjoignit muettement à son interlocuteur de le suivre. Le guida vers le fond de la basilique jusqu'à une étroite porte dérobée qu'il poussa de la patte. L'huis s'écarta comme les fesses d'un homosexuel passif. Félix le suivit, mû par la curiosité.
Ils débouchèrent sur une impasse où l'odeur de Paris n'était plus la même car des mécréants l'utilisaient pour uriner et pire. A l'extrémité d'icelle, un petit porche s'offrait. Salami l'emprunta et stoppa devant une loge de gardienne d'immeuble faisant également office de chaisière.
Cette brave personne accordait un asile provisoire à l'animal, lequel marquait sa gratitude en lui passant sa langue dans la crevasse pendant qu'elle regardait « Questions pour un champion », la seule émission justifiant le prix de la redeveance T.V.
Rassuré, requinqué aussi, le prof décida de s'offrir des fruits de mer de toute exception chez Marius et Jeannette.
Pendant ce temps, la petite étudiante allemande qui raffolait des fellations « goût français », découvrait l'Asiate mort et se mettait à hurler.
23.
CE PLAT QUI SE MANGE FROID
Tu as déjà vu se lever des tempêtes ?
Un souffle surgit du fond de l'horizon, s'enfle, gronde, démesure ! Il bouscule la nature en vociférant ; sa force génère un ouragan, tout se courbe devant lui. Tout craque ! Je suis devenu cette tornade, ce séisme.
Je n'ai pas lâché les bras des deux guignolets devenus chiffes. L'investissement de leur domaine enchanté par les archers du guet achève de les écouiller. Ces faux durs sont devenus plus toutous que des chiens d'aveugles.
On a gravi le perron aux marches déglinguées, pénétré dans un hall couvert de nattes en raphia sur lesquelles des adeptes baisent ou prient.
Qui prient-ils ? Mystère. De l'incarnation ou de l'anthropomorphisme ? Étrange humanité ayant perdu ses repères ou, pour le moins, les pédales.
Assis en tailleur, un vieillard parcheminé joue aux osselets avec ses propres cartilages. Nous passons devant lui sans le faire sourciller.
On accède à une ancienne salle de billard, ceux-ci (il y en a trois) sont épluchés par les mômes qui font du trapèze sur les suspensions. Les parquets défoncés geignent sous nos pas. De hautes fenêtres aux vitres brisées laissent gambader des courants d'air.
Notre charge à travers la grande demeure à demi morte continue. Nos deux gendarmes du début, galvanisés comme si j'étais Rodrigue fonçant castagner les Maures, marchent à nos côtés, mâchoires géométrées par la détermination.
La salle de jeux franchie, nous tombons sur un petit couloir terminé par un escalier en colimaçon.
L'un des zouaves en noir s'y engage le premier, moi sur ses talons. Tu sais ce qu'est une vermine ? Note que je me tenais sur le qui-vive. Dans un virage, ce sous-produit de l'espèce humaine se cramponne à la rampe et me balancetique une ruade qui, si elle avait atteint mes mandibules, aurait rendu mes gencives chauves.
Hélas pour lui, l'œil était dans la tombe et regardait Caïn. Je me plaque au mur et place une bastos entre ses miches. Tu parles d'un suppositoire, Léonard ! Le petit fumaro choit à la renverse ; d'un coup de poing, je fais suivre à Jéjé qui, peu doué pour le jeu de culbutos, le virgule carrément par-dessus la rambarde, si bien que le zélé se paie une tartine de plancher pour grande personne.
L'incident a à peine perturbé notre grimpette. C'est pourquoi, en moins de jouge, nous déferlons dans la partie « intime » du château.
Une porte basse.
J'en actionne la poignée. Fermée de l'intérieur ! Ne me perds pas en états d'âme. Mon coup d'épaule la rend pantelante et je découvre un lieu étrange, puant l'encens et l'opium chauffé.