Tiens, ça me donne faim !
ET CINQ SETS QUI FONT DOUZE !
L’Olympia de Dublin ne ressemble pas le moins du monde à celui de Paris.
C’est un vieux petit théâtre pittoresque et branlant, dont le plan évoque le schéma d’une ampoule électrique ou une caricature de Giscard d’Estaing (Destin, est-ce toi qui frappe à ma porteu… eu ? chantait André Claveau).
Il paraît coincé entre deux immeubles qui n’attendent que l’objectif d’un photographe amoureux de vraies images avant de s’écrouler. D’ailleurs, à Dublin, tout semble en attente d’un objectif, voire d’un peintre hyper réaliste, car cette ville est une constante harmonie de formes et de couleurs insolites. La moindre baraque délabrée, le coin d’impasse le plus miséreux recèlent un enchantement pour l’œil qui aime regarder. Il y a, partout, une juxtaposition de teintes uniques, dans les tons cerise, vert-de-gris, brun foncé, camel délavé, bleu déteint ; à chaque pas on découvre des volumes bizarres, plus ou moins de guingois ; plus ou moins en ruine ou inachevés ; chaque carrefour offre une perspective poétique pour film de Tari. Dublin… L’une des dernières capitales « basses » au monde… Dublin : le confort dans l’indigence, le beau temps sous un ciel gris. Dublin, la ville où la pluie n’a aucune importance et où tout le monde s’en fout. Qu’attendent nos réalisateurs pour venir y tourner ? C’est à deux pas et de l’autre côté de la planète. Un ailleurs fabuleux. Une sorte d’étrange rêve de buveurs de bière soûls. Cela sent la pomme frite rotée et le bac à plonge pendant le coup de feu au pub.
C’est beau, c’est très beau…
Je m’attarde à contempler l’étroite façade du théâtre.
Verdâtre, jaunasse, pisseux. Mais si poétique ! On y donne une Joan of Arc sous le titre de The Voices.
L’affiche représente la Pucelle à son poteau, stylisée.
Elle y est enchaînée. Sa bouche est ouverte sur un cri d’agonie. Un petit vieillard en smoking vient ouvrir les portes. Il se met à jacter avec une dame qui tient la caisse. Il a un œillet rouge piqué à sa boutonnière, les flûtes un tantisoit arquées, des poils blancs sur son nez.
Je pénètre dans le hall et m’offre un fauteuil de balcon. Je suis bon premier. Il fait grand jour. Et il fera encore jour à la fin du spectacle car, ici, en cette saison, le soleil ne se pieute pas avant onze heures.
Je m’approche du petit vieillard en smok.
— Vous avez grandement le temps d’aller boire une bière, Sir, m’assure l’aimable bonhomme.
A son ton empreint de regret, je comprends qu’à ma place il n’hésiterait pas.
— Avec vous ? proposé-je, car je déteste boire seul.
Il hésite. Puis il acquiesce.
Il adresse un signe éloquent à la caissière et se met à trottiner à mon côté jusqu’au pub voisin, une taule peinte en vert pomme.
Au rade, c’est plein d’ivrognes silencieux, richement couperosés et qui méritent la visite, en tout cas le détour. Tu croirais des chevaux à l’écurie. Plantés devant leur énorme verre de Guiness, ils restent immobiles, prenant de temps à autre appui sur l’autre jambe et semblant réfléchir. Chaque fois, la conclusion de cette méditation est qu’ils doivent absolument boire un coup. Alors ils empoignent leur glass et biberonnent quelques centilitres de ce brun et tiède breuvage à mousse jaune qui, pardon de l’image, Mme la comtesse, paraît avoir été déjà bu, pissé, rebu et dégueulé à plusieurs reprises.
— You are belgian me demande mon compagnon.
— Non, quelle idée ?
— Les lunettes mises à part, vous ressemblez au roi Baudouin ; sauf que vous êtes plus petit que lui et que vous n’avez pas le nez aussi pointu. Ni la même couleur de cheveux. Mais excepté les yeux, c’est le roi des Belges tout craché.
Là-dessus, il se commande un truc de couleur caramel, qui n’a pas l’apparence de la bière, qui n’a pas le goût de la bière, mais qui est de la bière.
Et pour moi, c’est un whisky sec.
— Il y a longtemps que vous travaillez à l’Olympia ? je m’enquiers.
Il fait « Hou… là… pfffffff ! », avec sa lèvre inférieure retroussée, si bien que les poils de son pif frissonnent comme les avoines folles dans le vent.
— On voit bien que vous êtes belge ! ajoute-t-il. Si vous habitiez Dublin vous sauriez que je suis employé ici depuis mille neuf cent trente-trois. Pour mes cinquante ans de contrôlât j’ai eu ma photo dans l’Irish Times. Patk O’Brien, vous avez peut-être entendu parler de moi à Bruxelles ?
— Effectivement, votre nom m’est familier, assuré-je pour lui faire plaisir.
Je goûte au whisky et lorgne la boutanche d’où il est sorti et qui figure à la renverse, ainsi que quelques-unes de ses copines, au râtelier d’un doseur. Du John Power and Son, mes gustatives ne m’ont pas trompé. Gold label ! Chers amis Power ! Comme le grand garçon a eu bien fait de rester à la distillerie de son papa !
— Dites-moi, mister O’Brien, vous avez dû connaître cette délicate artiste que fut Valentine Gleenon ?
Le petit vieillard pose son aquarium où il s’apprêtait à faire macérer ses poils de nez.
Mais ce n’est que gorgée remise. Simplement, il est trahi par l’âge et ne peut à la fois converser et tenir à la main une charge d’un kilogramme.
— Par saint Patrick, me dit-il, car, tu l’auras remarqué, dans les romans, tous les vieux Irlandais commencent leurs phrases importantes par cette invocation. Par saint Patrick (donc), comment se fait-il qu’un jeune Belge vienne exhumer cette foutue vieille garce aujourd’hui ?
Sans attendre ma réponse, et parce que son excitation le dessèche, il reprend ses cent centilitres de bibine pour se refaire une dignité.
Lorsqu’il repose son verre, il s’est enrichi d’une petite moustache qui le fait ressembler au roi d’Italie Victor-Emmanuel-je-sais-plus-combien : deux ou trois ? qui régnait sous Mussolini et qui tenait tant à son mouchoir, le pauvre nabot, parce que c’était le seul endroit où on lui permettait encore de foutre son nez.
Je me décamote la gargante.
— Valentine Gleenon fut une amie de mon père et il m’a demandé de prendre de ses nouvelles pendant mon séjour en Irlande. Tout ce qu’il a su me donner, en fait de renseignements, c’est que cette dame avait fini les beaux soirs de l’Olympia durant la dernière guerre.
Le contrôleur gratte un peu de jaune d’œuf incrusté dans la soie de son revers.
— J’espère pour monsieur votre père qu’il a eu au cours de sa vie des amies plus reluisantes.
Diable ! Elle n’a pas laissé un souvenir blanc-bleu, la Valentine ! Ce brave Victor-Emmanuel ne semble guère la porter dans son cœur.
— Vit-elle toujours ?
Il avale ses temporaires moustaches d’un coup de langue caméléonesque.
— Oui, monsieur, elle vit toujours, ce qui n’a rien de surprenant car elle est plus jeune que moi.
— En effet, conviens-je, je l’imaginais âgée, c’est encore une toute jeune femme.
— Un tout petit peu plus jeune que mon cul, précise le doux vieillard ; mais mon cul n’est pas de la première jeunesse ; en tout cas, fait moins de plis que l’infâme figure de la Gleenon.
— Vous paraissez nourrir à son endroit quelque ressentiment personnel, mister O’Brien, me trompé-je ?
Il réempoigne le porte-parapluies qui lui sert de verre.
— Qui donc prétend que les Belges ont des french fried potatoes à la place de la cervelle ! s’exclame le grand gnome en faisant des bulles parce que son pif plonge dans sa bière qui a le goût de la merde. Hein ? qui donc ?
— Quelques stupides Français, probablement, réponds-je.