Sa présence me dope. Je me mets sur mon séant.
— C’est… vous ? dis-je bêtement.
À mes pieds il y a le nain. Il a son compte le salopard ; un chouette œuf d’autruche pousse sur son crâne.
— Gisèle…
Je suis prêt à débloquer. Alors elle se met à se marrer comme une folle. Jamais mon orgueil n’a été mis à aussi rude épreuve… Ah ! il est balaize le commissaire San-Antonio. Se laisser filer une rouste par un bonhomme ne mesurant pas un mètre trente ! Si mes collègues apprenaient ça, ils rigoleraient vachement et ils auraient raison. Je suis tellement humilié que pour un peu je décrocherais la suspension et je me pendrais à la place…
— Je suis arrivé à temps, hein ?
Je la regarde et je me sens incapable de parler.
— Il vous a bien arrangé, continue-t-elle. Venez dans la salle de bains… Je vais vous mettre du collyre dans les yeux, on dirait que vous avez deux escargots sur la figure.
Je la suis docilement. Je me laisse soigner.
— Gigi, murmuré-je enfin, Gigi je suis le plus fameux tocasson de la police. Ma carrière est finie ! M’être laissé filer une trempe par un nain ! Je vais en crever de rage.
— Allons, me dit-elle. Ne soyez pas si pessimiste. J’ai vu comment les choses se sont passées. Il vous a eu par surprise. Justement, Tony, vous n’avez pas l’habitude des adversaires de ce format…
— Vous avez tout vu ?
— Oui, enfin presque. Ce sont ces cris à lui qui m’ont réveillée. Dites, vous m’aviez salement saoulée. J’étais ronde comme trois Polonais…
Elle m’embrasse. Moi j’ai autant envie de lui faire un mimi mouillé que d’ouvrir une épicerie fine au pôle Nord.
— Pouah ! Vous avez bu de l’eau de Cologne !
Je la mets au courant des chapitres précédents et elle me félicite pour ma présence d’esprit.
Un peu réconforté je m’ébroue.
— Occupons-nous de ce démon, Gigi. Je vais lui dire ce que je pense de ses procédés.
Nous sortons de la salle de bains. Ma compagne pousse un cri.
— Il est parti !
Je me précipite.
— Quoi ?
Le studio est vide. Je vais à la porte du palier et j’arrive juste à temps pour entendre claquer celle de l’entrée.
L’oiseau s’est envolé. San-Antonio vient de connaître la plus grosse défaite de sa carrière.
La tuile
Un chien qui vient de recevoir un seau de flotte sur le râble file dans sa niche et se tient peinard. C’est ce que je fais. Gisèle insiste pour que je passe la nuit chez elle, mais je refuse.
— Fermez votre lourde à double tour, lui dis-je, et mettez un meuble derrière. Si vous entendez quelque chose d’insolite téléphonez à la P.J., vous demanderez Guillaume ou quelqu’un de son service de ma part.
Je l’embrasse et je me taille sans écouter le dernier disque de ses récriminations. Je n’aspire plus qu’à une chose : piquer un roupillon maison. J’ai besoin de m’anéantir pendant un moment afin d’oublier mes humiliations de la soirée.
Arrivé chez moi, j’embrasse Félicie et je vais prendre du Gardénal dans la pharmacie. Si je m’écoutais je goberais tout le tube… Je me domine et c’est quatre comprimés que j’avale. Puis je me pieute.
Le sommeil ne tarde pas à rappliquer. D’abord mon corps devient léger ; puis un grand calme se fait dans ma tétère. Je ne tarde pas à flotter dans un univers doré.
Quand j’ouvre les mirettes je suis obligé de les refermer car le soleil est installé dans ma chambre comme chez lui. Mon réveil marque midi. Des odeurs de frigousse filtrent sous la porte. Je passe ma robe de chambre et je vais prendre un bain. Je ressors de l’eau rose comme une côtelette de porc. Je suis d’attaque. Rien de tel qu’une bonne drume pour vous remettre le caberlot sur la longueur d’ondes voulue…
J’entre dans la salle à manger où s’active Félicie.
— Jour, M’man.
— Bonjour, mon grand.
Je ne sais pas comment ma brave vieille se débarbouille, mais malgré les restrictions nous avons toujours une table convenable. Aujourd’hui il y a du pâté de tronche et de la grillade avec des œufs bourguignons. Je prends ma fourchette d’une main, mon lardoir de l’autre, et j’attaque.
La bouffe finit de me restituer mon optimisme. Au sortir de la table je m’inhume dans un fauteuil club et je grille une Gauloise.
Au moment où mes idées s’ordonnent on sonne. Ma mère introduit Guillaume.
Sa visite ne me fait qu’un plaisir mitigé car j’ai besoin de solitude et de silence. Il entre avec une mine aussi sombre que celle d’un charbonnier. Je m’efforce à sourire.
— Hello, Guillaume, quel bon vent ?
On s’en serre dix. Je m’attends à ce qu’il se déride mais il continue à être aussi folichon qu’un constipé en grand deuil.
— Vous avez lu les journaux, commissaire ? me demande-t-il.
— Quels journaux ?
— Ceux de midi.
— Non.
Il sort un canard de sa poche et me le tend.
J’ouvre la feuille et la parcours rapidement. Je n’ai pas à chercher longtemps. C’est là, en première page. Un titre sur deux colonnes :
UNE INFIRMIÈRE KIDNAPPÉE
PAR DES TERRORISTES !
— Gisèle !
Guillaume secoue affirmativement la tête.
L’article du journal explique comment l’enlèvement s’est opéré.
Ce matin, en quittant son domicile, Gisèle a été assaillie par deux hommes. Kidnapping classique. Les deux types l’ont encadrée quand elle a passé la porte cochère. Ils l’ont empoignée chacun par un aileron. Une traction attendait, moteur au ralenti. Ils l’ont obligée à prendre place. Le rapt a eu lieu devant tout le monde. Personne n’est intervenu car les assistants ont pensé à une arrestation par la Gestapo. C’est le concierge de l’immeuble qui a eu l’idée de prévenir la police, à tout hasard. Les poulets se sont rencardés auprès des chleux et ont eu l’assurance que les sulfatés n’étaient pour rien dans l’affaire.
Guillaume m’apporte ses conclusions :
— Par hasard j’étais dans le bureau de mon collègue chargé de l’enquête. On venait de lui apporter une photo de la petite. J’ai aussitôt reconnu la personne qui vous accompagnait hier.
« Je n’ai rien dit avant de vous prévenir, voyez-vous, monsieur le commissaire, j’ai l’impression que vous êtes embarqué dans une vilaine affaire.
— Vous pensez à une histoire politique ?
— Justement… je ne parviens pas à me faire une idée…
Il est gêné. Mon collègue, la chose est sûre, est persuadé que je travaille pour une puissance étrangère. Je n’ai pas le courage de le dissuader. D’abord à quoi bon ? Tant que nous n’avons pas de renseignements précis sur les agissements bizarres de cette bande, toutes les suppositions pourront être faites…
— Je vous remercie de m’avoir prévenu, mon vieux Guillaume. Je vais m’occuper de ça sérieusement. Jusqu’ici ces crapules m’ont eu comme un enfant de chœur et j’ai un compte à régler avec eux.
Guillaume semble soulagé.
— Vous connaissez les difficultés que nous rencontrons en ce moment ? Nous marchons dans le noir. Nous avons toujours peur de faire une connerie. D’un côté nous ne voulons pas ennuyer les gars de Londres et de l’autre nous ne tenons pas à nous mettre à dos ces messieurs du Gross Paris…
Je m’habille pendant qu’il me parle.
— Écoutez, lui dis-je, prenant une brusque décision ; donnez-moi huit jours.
— Qu’entendez-vous par huit jours ?
— Je veux dire que je vous demande, ainsi qu’à tous les copains, de mettre cette affaire en sommeil. Je ne veux pas voir compliquer mes recherches par leur enquête personnelle, vous saisissez ?