Ce disant, je joue avec une poignée de sel.
— Les kangourous, balbutie-t-il.
Je pousse un cri.
— Les kangourous !
Au cas où vous ne seriez pas affranchis, je dois vous dire qu’on appelait ainsi, avant la guerre une bande internationale spécialisée dans le trafic de documents. Son chef avait été abattu à la mitraillette dans les rues de Chi en 38 et depuis lors, la bande n’avait plus fait parler d’elle.
Cette révélation bouleverse toutes les suppositions que j’avais faites jusqu’ici. Moi qui croyais à des manœuvres plus ou moins politiques !
Je passe la cuvette de flotte à mon gangster. Il la prend de sa main valide et me la renverse sur la tête. Je suffoque. Pendant ce temps il se relève. Je vois briller une lame dans sa pogne ; je me baisse et le couteau lancé avec une extraordinaire maîtrise se plante dans le buffet après avoir arraché un morceau de mon faux col.
— Bon Noël ! dis-je.
Mon feu crache des glaves épais. Tifs-en-Brosse les collecte consciencieusement.
Je m’approche de lui. Il a été foudroyé.
— Tu vois, pauvre bidon, mon flingue est encore plus bavard que moi.
Évidemment il ne peut plus m’entendre et c’est bien dommage parce que je me sens en verve. Je pense à la façon dont il m’avait canardé dans le métro. Je voudrais pouvoir lui expliquer que : tout se paie, bien mal acquis ne profite jamais, etc. Puisque dans leur organisation ils ont un faible pour les proverbes…
Je le fouille et mets la main sur son portefeuille. Outre une liasse de biffetons assez importante, il contient des papiers au nom de Ludovic Farous, entre autres un permis de conduire et une carte grise. Je retiens le numéro de la voiture pour le cas où je verrais une bagnole rôder dans ma périphérie. C’est la 446 R N 4. Ce numéro est inscrit dans ma mémoire pour le restant de mes jours. J’empoche le portefeuille et l’ampoule, j’éteins et gagne la sortie. Heureusement, mes coups de pétoire n’ont alerté personne. Mon Luger produit des détonations assourdies, semblables au bruit d’un bouchon de champagne qui saute. Je l’aime beaucoup pour sa discrétion.
Me voilà dans la rue. Je tourne sur la droite. En bordure du trottoir est rangée une auto ; son numéro me saute dans les yeux comme une nuée de moucherons : 446 R N 4.
Il n’y a personne au volant, sans doute Tifs-en-Brosse est-il venu seul. J’appuie sur la manette de la portière ; la lourde s’ouvre sans hésiter. Comme je suis un citoyen sans façons, je prends place au volant.
Hue cocotte ! En route pour Le Vésinet.
Salut la compagnie !
Au moment où je m’engage dans l’avenue de la Grande-Armée, je me dis qu’il n’est pas prudent du tout d’aller serrer la pince aux copains de Tifs-en-Brosse avec la fameuse ampoule dans mes vagues. Ce machin peut être, en cas d’échec de ma tentative pour libérer Gisèle, un précieux atout.
Qu’est-ce que je pourrais bien en faire ? Je n’ai pas le temps de le carrer chez moi et, d’autre part, ce n’est pas prudent.
J’arrête la voiture et je me mets à réfléchir. Si les bureaux de poste étaient ouverts, je me l’enverrais poste restante, ce qui est le meilleur système à employer dans ces cas-là, mais il n’y faut pas songer… Alors ?
Alors je souris. Je remets mon toboggan en marche et je vais au commissariat de l’Étoile. Je me fais connaître du brigadier de garde et je lui donne la boîte de carton.
— Vous allez me planquer ça jusqu’à ce que je vienne le reprendre. Si dans deux jours vous ne m’avez pas revu, remettez ce paquet au commissaire Berliet. (Je note l’adresse du Vésinet sur la boîte.) Écoutez, brigadiette, vous ajouterez que mon cadavre sera vraisemblablement enterré dans le parc de la propriété qui se trouve à cette adresse.
Le pauvre flic est béat de stupeur. Je lui file une claque dans le dos.
— Faites pas cette tranche, collègue, on dirait que vous venez d’obtenir la communication avec l’ectoplasme de votre trisaïeul…
Je me sauve avant que son râtelier lui soit tombé du bec.
Après la Défense, la circulation est nulle. Je fonce comme un météore. J’ai assez perdu de temps comme ça. Je traverse Nanterre à une telle allure que les piétons croient avoir eu un étourdissement. Puis c’est Chatou et enfin Le Vésinet avec ses crèches somptueuses. Je demande ma route à un pégreleux et en deux temps trois mouvements je me trouve devant le pavillon des kangourous.
C’est une grande bâtisse en brique avec, aux quatre angles, des semblants de tours qui donnent à la taule une allure rupinos. Y a du feu aux fenêtres du premier. Je planque la carriole dans une allée transversale et je m’approche de la grille. La porte de fer est fermée à clef ; je m’amuse à la bricoler. Rien ne me distrait davantage qu’une serrure. Je sens tourner le pêne. Mon petit instrument à crocheter les lourdes est une fameuse invention. Soudain une masse de viande bondit contre la porte. Je me félicite de ne pas me trouver de l’autre côté car il s’agit d’un danois un peu moins gros qu’un éléphant. À la clarté de la lune je vois briller ses gros yeux. Ce clébard est doux comme un tigre du Bengale. Il a des crocs du format extrême. Quand il vous les plante dans le prose on ne doit plus pouvoir s’asseoir avant plusieurs générations.
Pour essayer de le fléchir je lui susurre des mots tendres. Peine perdue, j’aurais plus de chance d’amadouer un huissier que cet animal. J’hésite à lui filer une dragée dans la gueule. Mon Luger a beau être timide, dans le silence nocturne il s’entend ; surtout que les bandits ne doivent pas se mettre du coton dans les manettes.
Je retourne à la bagnole et je fouille dans le coffre à outils. Je trouve ce qu’il me faut : une puissante clef anglaise.
Le danois est toujours à la grille, heureusement que, pareil à tous les chiens féroces il est silencieux. Je tente une coquette manœuvre. De la main gauche je présente mon galure au toutou. Ce qu’il peut être gland ce molosse ! Mon chapeau l’excite au point qu’il passe sa bouille à travers la grille pour l’attraper. J’y vais de bon cœur : V’lan !
Son crâne éclate comme une noisette dans le derche d’un soldat italien. J’ouvre la grille et tire le cadavre du chien pour dégager l’entrée.
Une belle allée se présente à moi. Je l’emprunte en prenant soin de ne pas faire crier le gravier. À mesure que je m’approche de la cabane, des chants me parviennent. Mes oiseaux s’apprêtent à fêter Noël dignement. Je pense qu’un convive de plus ne les contrariera pas…
Je contourne la maison car l’expérience m’a appris qu’il vaut mieux, dans des cas semblables, dédaigner les entrées principales. La moindre petite porte de service convient parfaitement à mon bonheur. Justement j’en trouve une. Je l’ouvre sans la moindre difficulté. Me voici dans un couloir étroit qui conduit aux cuisines. Je suis obligé de les traverser pour accéder au reste de la maison. C’est embêtant parce que j’entends chantonner un mec à l’office.
Je m’annonce sur la pointe des pieds. Je vois un gros type à l’air pas bileux qui se prépare une tranche de veau aussi large que la place de la Concorde. J’entre, le gueulard à la main.
— Ça marche l’appétit ?
Il sursaute et laisse tomber sa barbaque.
— Lève vite tes pognes et essaie d’attraper les nuages !
Jamais j’ai rencontré un gars aussi docile. C’est un plaisir que de jouer au gendarme et au voleur avec lui.
— Où se trouve la jeune fille ?
— Là-haut !
— Qu’entends-tu par là-haut ?
— Avec eux…
Mort au taureau ! C’est la tuile… Je commençais à espérer que les choses se passeraient en douceur. Eh ben, puisqu’il faut du bigornage, ils vont en avoir.