— Tourne-toi face au mur ! ordonné-je au gros bâfreur.
Il s’exécute, après quoi c’est moi qui l’exécute. J’exagère : je me contente seulement de lui casser une bouteille de champagne pleine sur le cassis.
Il s’écroule dans un bruit d’avalanche.
Je quitte la cuisine et trouve l’escalier conduisant au premier étage. Je grimpe les marches quatre à quatre. Les rires et les cris me guident. Je parviens devant la porte de la pièce où festoient les crapules. Dans le meilleur style des valets de chambre de comédie, je me penche afin de bigler par le trou de la serrure. Ils sont une flopée là-dedans. Ils braillent à qui mieux mieux et pintent comme des chancres. Dans un angle de la pièce il y a Gisèle. La pauvre mignonne est attachée sur une chaise et trois ou quatre tordus lui pelotent les roberts en rigolant.
Je tourne doucement le loquet et je pousse la porte. Je reste dans le couloir, prêt à esquisser un saut de côté si un de ces pourris prend fantaisie de me dire bonjour à coups de tromblon.
— Joyeux Noël ! les enfants…
Tous se retournent.
Quelques-uns gueulent : « Manuel ! c’est Manu ! »
Il y a un instant de flottement. Je les regarde les uns après les autres dans l’espoir d’en identifier au moins un, mais toutes ces tranches alignées devant mes yeux me sont inconnues.
— Ça n’est pas Manuel ! dit une voix.
C’est mon nabot qui parle. Il était assis dans un fauteuil et je ne l’avais pas aperçu.
— Voilà le type que Farous a failli buter, le commissaire San-Antonio ! Tu viens pour une deuxième leçon de lutte ? me demande-t-il.
— Je viens pour chercher mademoiselle.
J’avance en direction de Gisèle et lui enlève son bâillon.
— Tony, oh mon chéri, vous m’avez retrouvée… C’est merveilleux.
Si je l’écoutais je lui ferais un mimi vorace (ce qui dans la progression de ma technique amoureuse, vient immédiatement après le mimi mouillé). Les poupées sont toutes plus ou moins sinoquées. Suffit que je suis là, elle croit que tout est rentré dans l’ordre.
— Minute ! dit un des bonshommes. Minute commissaire ; vous ne croyez pas que vous allez un peu vite en affaires ?
Je continue de délier Gisèle.
— Qu’est-ce qu’il raconte, ce grand duconneau ? demandé-je au nain. Si tu connaissais un peu les convenances, tu nous présenterais.
Ma tranquillité leur en bouche un coin.
Il n’y a que le nabot qui soit tendu. Il tire un pétard de je ne sais où et l’agite dans ma direction.
— Les mains en l’air ! glapit-il.
Je le toise avec suffisance.
— Calme-toi, le géant des Flandres, tu veux pas manger le linge, non ?
Le grand pain qui m’a adressé la parole et qui doit être le chef intervient :
— Vous avez un rude toupet, mon vieux. Moi, à votre place, je rédigerais mes dernières volontés au lieu de plastronner.
— Et pourquoi que je les écrirais mes dernières volontés, eh saucisse ? Y a que ceux qu’ont des idées noires qui font leur testament…
— Alors, ajoute l’autre en souriant, moi, à votre place, je me dépêcherais d’avoir des idées noires…
Il commence à me les briser ce grand cucul avec son ton emphatique.
— Confidence pour confidence, lui répliqué-je, moi à ta place, je la bouclerais et je me ferais poser des points de suture pour ne plus être tenté de l’ouvrir.
— Très drôle…
— Dis donc, Fred, fait le nabot, tu veux que je réussisse le plus bath carton de ma vie ?
— Attends un peu !
Le nain se fout en renaud.
— Attendre quoi ? Maintenant tout va bien. Il est venu se ficher dans la gueule du loup. Tu vois que j’avais raison de vouloir enlever la petite…
— Auparavant, tranche Fred, je veux savoir comment il a trouvé notre planque. C’est de quelque importance, non ?
Les autres types ont un murmure approbateur. Je me concentre : c’est le moment d’avoir sa tête à soi.
— Comment je suis venu, je vais vous le dire, mes petits, c’est si simple figurez-vous que même le bébé qui s’agite dans son fauteuil va comprendre… C’est votre ami Farous qui m’a rancardé.
Ils bondissent.
— Menteur !
— Voyons, réfléchissez, leur dis-je, comment voulez-vous que je sois parvenu jusqu’ici si personne ne m’a fourni l’indication ?
Je tire le portefeuille de Tifs-en-Brosse de ma poche intérieure.
— Voici ses papiers…
Fred réagit sec.
— Il a été arrêté ?
— Non. Il trouvait que la vie n’est pas marrante à notre époque, alors je l’ai envoyé en vacances chez un ami à moi qui travaille comme chauffeur chez Satan.
— Tu l’as tué ?
— Allons, Fred, te caille pas le sang, dis-je en souriant. Ton acolyte était un type impossible. Même avec dix tonnes de plomb dans les tripes il voulait encore me faire des misères. Sois logique : moi je ne vous ai jamais rien demandé. Et vous me cherchez des rognes sans arrêt.
— Je le bute ? insiste le nabot.
Je me fâche :
— Toi, le bouchon de carafe, tu commences à me faire tourner le sang en jus d’ananas.
Je me tourne vers le grand Fred.
— Fais taire ton pékinois ou je lui casse le crâne comme je viens de le faire à ton gros veau de Danois…
« Je suis venu ici pour discuter le bout de gras et pas pour reconstituer la bataille de Verdun. J’en ai ma claque de pérorer devant tes boy-scouts ! Dis-leur d’aller prendre l’air ; justement y a dehors un clair de lune splendide, c’est le moment d’en profiter…
Ce conseil n’a pas l’air d’être du goût des bonshommes. Ils ronchonnent en me regardant haineusement.
— L’écoute pas ! dit un zèbre aux sourcils broussailleux, il va te mettre en l’air comme il a mis en l’air Farous. C’t’une épidémie que c’t’enflure-là.
— Personne ne sera mis en l’air si vous ne jouez pas aux gougnafiers. La preuve c’est que voilà mon feu.
C’est du culot, hein les enfants ? Ce serait vous, vous auriez déjà changé deux fois de calcifs. Mais j’ai appris à jouer les grosses parties sur un coup de dés.
Mon geste semble avoir ébranlé Fred.
Il va à une commode et extirpe d’un tiroir un amour de mitraillette. Il la pose sur la table et lève le système de sécurité.
— Sortez ! ordonne-t-il à ses hommes.
— T’es cinglé, dis, Fred ! proteste le nain.
Fred, sans mot dire, pousse le fauteuil du petit homme en avant comme on pratique lorsqu’on veut chasser un chat d’un siège.
En roulant des épaules ils quittent la pièce.
Nous restons tous les trois. L’atmosphère s’est nettement détendue. Fred me fait signe d’accoucher. Alors, tout en caressant les cheveux blonds de Gisèle, je m’installe à la tribune.
— Mon vieux Fred, je vais commencer par le commencement. Ce que je vais te tire sera la vraie vérité du Bon Dieu. Bien entendu, libre à toi de me croire ou non… Je te fais simplement remarquer que je me suis pointé chez toi, tout seul, comme un grand garçon. Ça n’est donc pas pour y faire un coup d’État, tu le conçois facilement ?
Il hoche du bocal cordialement. Allons, j’ai idée que ça va bien se passer.
— Pour commencer, je te donne ma parole que je ne fais plus partie de la rousse pour l’instant. Je ne jette pas le froc aux orties, mais ça ne me dit rien de gratter pour le compte du gouvernement actuel. J’ai la prétention de pouvoir choisir mes patrons. Donc, le type que tu as devant les châsses n’est pas un condé mais un gnace comme tout le monde.
« Ceci étant dit, quel est votre chef ?
— Je suis le chef, répond-il.
— Tu es le chef de cette collection de tocards, d’accord, mais je voudrais connaître le chef de votre organisation.