— C’est ce tocard qui nous a donnés ! glapit le nain en me désignant.
Ils se tournent vers moi. Fred sort son flingue et me le pointe sur le buffet.
— Salaud ! gueule-t-il. Sale poulet, tu nous as bien eus…
D’un geste énergique je lui fais signe de la boucler.
— Bon Dieu ! faites fonctionner vos méninges, tas de cloches ! Vous avez entendu ce qu’il vous a dit le mec au porte-voix ? Si dans trois minutes nous ne sortons pas de la crèche avec les paluches en l’air, ils vont foutre le feu. Vous pensez p’t-être pas que j’ai eu envie de jouer à Jeanne d’Arc, non ?
Ils se taisent. Fred baisse son flingue de quelques centimètres. Je poursuis, furieusement :
— Les lopettes qui veulent se rendre n’ont qu’à sortir. Si elles aspirent à ce qu’on leur carre des fers rouges dans le prose pour les faire chanter, c’est leurs oignons, si j’ose dire. Moi j’aime mieux, à la dernière seconde me filer un pruneau dans le bocal que d’aller me faire découper en tranches par la Gestapo.
Du coup Fred rembine son feu.
— Il est réglo, les gars, dit-il.
Dehors, le type du haut-parleur s’impatiente : Attention, attention : plus qu’une minute, dit-il.
Le nain grimace de rage.
— Qu’est-ce qu’on fait ? Fred, demande-t-il.
— Essayons de nous tailler par la cave !
C’est la débandade. Chacun se rue dans les escadrins. Je fais un signe à Gisèle et nous les suivons.
Ma petite môme a un peu moins de couleurs qu’un bol de lait. L’épouvante la fait trembler.
— Ma pauvre choute, je lui murmure, en gagnant la cave, le jour où vous avez accepté ce rendez-vous de moi, vous auriez mieux fait de vous embaucher comme garde-barrière à Fouilly-les-Oies.
La cave est immense. Elle n’abrite qu’un tonneau et une caisse de champagne. Par contre on y trouve une quantité d’armes automatiques.
— Eh bien, les gars, crié-je. V’là de quoi soutenir un siège.
— Sur qui veux-tu tirer ? questionne le nain. Dehors il fait aussi sombre que dans le derche d’un nègre.
— Tirons au jugé, simplement pour leur montrer nos intentions. Il y a des soupiraux sur les quatre faces de la maison, en balayant à la mitraillette nous les empêcherons d’approcher.
Le grand Fred hausse les épaules d’un air las.
— Mon pauvre vieux, ça ne nous avancera pas à grand-chose…
Évidemment, il a raison. Et justement parce qu’il a raison je me fiche en renaud.
— En tout cas ça passera le temps. Tu voudrais p’t-être jouer à la belote ou quoi ?
Je cramponne une mitraillette et prends une brassée de chargeurs. Cette arme me semble excellente. Je m’approche d’un soupirail et bigle un peu l’extérieur. Il n’y fait pas si sombre que le nain veut bien le dire. M’est avis que ce zigoto n’a pas pu hisser son pif à la hauteur de la croisée. À la clarté blafarde de la lune j’aperçois des silhouettes qui s’affairent derrière la grille. Je fais signe aux autres de fermer leur clapet. Quelques ombres pénètrent dans la propriété.
— Allez, les enfants, chopez-moi une seringue et tirez dans le tas ! dis-je.
Quelques bonshommes, dont Fred, obéissent et vont se poster aux autres ouvertures. Ces soupiraux forment des échauguettes épatantes.
Soigneusement je choisis mon lot. Puis je passe le museau de la mitraillette à l’extérieur et j’appuie sur la détente. Une brève rafale déchire la nuit. Deux ombres dégringolent en hurlant. Mon canardage déchaîne un concert d’imprécations. En même temps il décide les kangourous à se manifester. Rien de tel que l’odeur de la poudre pour déclencher des énergies.
De tous les côtés la bataille s’engage.
Surtout ne croyez pas que les chleux restent à se branler les couennes… Pardon ! si vous pouviez assister à leur réaction, vous demanderiez où se trouvent les toilettes…
Je ne sais pas avec quoi ils nous tirent dessus, mais tout ce que je peux vous dire c’est que ça fait un drôle de boum… Oh, ma douleur ! Bientôt la cabane est environnée de flammes. Ces fumelards ont apporté de quoi rire et s’amuser en société et ils s’en servent ! Des jets de feu de dix mètres dardent sur la maison. Bientôt ça crépite autour de nous. La baraque s’embrase comme une bonniche pour Tyrone Power. Ça cocotte le roussi, et la température s’élève sensiblement.
— Nous sommes fichus ! gémit le nain.
Pour le faire taire je lui balance mon 44 dans le pétrus ; et je n’ai pas besoin de lever beaucoup la jambe pour accomplir cette œuvre de salubrité publique.
— Tu la boucles, gamin ! Si t’as les foies t’as qu’à aller te faire plomber.
Fred, qui décidément est un type relativement sympa, me regarde d’un air interrogateur.
— À quoi sert cette lourde ? lui demandé-je en désignant une porte en fer.
— Elle donne dans le jardin et doit servir à rentrer le charbon…
— Au fond du jardin, y a-t-il une issue ?
— Y a pas de porte mais y a une brèche dans le mur…
— On tente une sortie ?
— Il me semble que c’est une solution désespérée, mais je ne vois pas d’autre chance à courir…
Je m’approche de Gisèle, défaillante.
— Reste à côté de moi. Et surtout ne perds pas le nord, on va essayer de s’en sortir.
Je lui dis ces mots dans un souffle. Ils suffisent à lui redonner un peu de courage.
Nous ouvrons la porte de fer. Un vent embrasé nous pousse au visage une haleine de four à chaux.
Un à un nous sortons par l’étroite ouverture. Aussitôt une rafale de balles nous accueille. Quelques hommes de Fred s’abattent. Les autres foncent désespérément. Je saisis Gisèle par le bras.
— Laisse-les tenter leur chance de ce côté, lui dis-je.
Je l’oblige à se coucher à terre. Moi-même je m’allonge à ses côtés. Nous entendons le bruit de la fusillade. Des flammèches pleuvent sur nous.
— Tu aperçois ce garage sur la droite ? demandé-je à Gisèle.
— Oui.
— Essayons de ramper jusque-là. J’ai vu que la porte était ouverte et qu’il y avait une bagnole à l’intérieur. Ces salopards se sont lancés aux trousses de la bande à Fred. Ils se contentent de surveiller les portes pour le cas où nous ne serions pas tous sortis. Nous disposons de quelques minutes de flottement. C’est le moment d’en profiter.
Doucement, nous rampons dans la direction que j’ai indiquée. Nous sommes à deux mètres du garage. Malédiction ! Deux Fritz se trouvent devant l’entrée. Si je leur tire dans l’œuf avec la mitraillette que j’ai eu la bonne idée de conserver. Ça va déclencher une de ces émeutes dont les zigs de la Gesta ont le secret. C’est le moment de convoquer mes méninges pour une assemblée plénière.
— Tu sais conduire ? je demande à Gisèle.
— Oui.
— Bon ! alors ouvre grandes tes oreilles : je vais retourner en arrière pour assaisonner les deux gars. Si je les liquidais ici, les autres nous enverraient tellement de pruneaux que deux types pourraient se serrer la main à travers nos carcasses.
— Mais, chuchote-t-elle, ils vont te tirer dessus.
— Je serais protégé par l’angle de la maison. Sitôt que les deux Frizous seront dans la poussière tu te précipiteras dans le garage et tu mettras la calèche en marche. Moi je bondirai.
« Surtout laisse bien la portière ouverte, sans quoi je vais déguster dur !