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Sans attendre son opinion je retourne en arrière. Je suis dans les lueurs de l’incendie. Ce brasier est un truc épatant car il tient les Allemands à distance. Je me mets sur un coude et j’arrose les deux soldats. Ils tombent comme dans un film de Peaux-Rouges. Pourvu que Gigi perde pas les pédales ! Je me ratatine derrière un massif de fleurs. Y a pas de fleurs parce que nous sommes en plein hiver, mais ce monticule me dissimule suffisamment.

J’ai rudement bien fait de me planquer là. Les Allemands situés sur le devant de la taule m’envoient des baisers à répétition… La terre vole autour de moi. J’ai une trouille noire de voir démarrer Gisèle à cet instant. Car je ne pourrai pas sortir sous cette artillerie. J’entends le ronflement d’un moteur. P’t-être que les Frisés ne l’entendent pas à cause du boucan qu’ils font en me tirant dessus… Je le souhaite ; il vaut mieux les avoir à la surprise ! une balle dans le réservoir et on peut se l’arrondir pour ce qui est de se faire la paire… Bon Dieu ! je donnerais le soutien-gorge de Danielle Darrieux pour être changé en taupe. Comment que j’irais faire une balade dans les profondeurs. Je me marre en songeant que, pour ce qui est d’aller sous les bégonias, je peux pas rêver mieux. Car, tout à fait entre nous et la rue Lepic, si je me tire de cette aventure c’est que mon ange gardien est vachement dans les papelards du père Bon Dieu.

L’automobile bondit du garage. C’est une Panhard grande comme un cargo. Huit dixièmes de seconde et elle parvient à ma hauteur. À bibi de donner les brèmes ! Je recommande mon âme à qui de droit en le suppliant d’en faire bon usage au cas où ma carte de tabac deviendrait vacante, et je bondis hors de mon massif.

Y a une balle qui me passe sous le nez en sifflant ; une autre qui traverse le revers de mon pardessus…

Je saute dans le cargo et referme la portière.

— Poussez-vous ! dis-je à Gisèle, et accroupissez-vous.

Elle m’obéit avec une docilité qui rendrait rêveurs tous les pauvres glands de votre espèce qui ont les grelots dès que leur souris élève la voix.

Je biche le volant. Si vous n’avez jamais vu une bagnole se bagnauder dans un potager, amenez-vous ! Ça vaut le prix des places. Ces minables, comme des crèmes de connards, s’attendent à ce que je fonce illico vers la sortie. Alors ils se mettent sur un rang perpendiculairement à la grille et m’attendent. Ils pensent nous démolir à bout portant. Mais le petit San-Antonio les enchetibe violemment ! Au lieu de me ruer vers la liberté, je braque derrière la maison. Ils pensent comprendre l’astuce et comme un seul homme viennent à ma rencontre. Alors je fais une manœuvre express : c’est-à-dire que je fais demi-tour et, en définitive, pédale comme précédemment en direction de la grille. Pour être feintés, ils le sont. Quand ils reviennent de leur surprise je suis déjà à leur hauteur. Le temps qu’ils relèvent leurs armes et je passe la grille. Bons baisers, à bientôt !

Il pleut des balles sur la carrosserie ; les glaces volent en éclats, mais nous sommes sur la route.

Et la route, n’est-ce pas ? eh ben, c’est presque la liberté.

Les deux pieds dans le même sabot

Le canardage dure quelques instants encore, puis cesse brusquement. Je comprends que les Frizous sont en train de sauter dans leurs voitures. Va y avoir une drôle de corrida, moi je vous le dis.

En effet, une caravane de phares balaie la route derrière nous. Je mets toute la sauce et, fort heureusement, avec une bagnole comme celle-ci ça signifie quelque chose… Parvenu au croisement de la grand route de Paris, je vire à gauche, du côté de Saint-Germain. Je préfère filer en direction de la nature car les risques d’encombrement sont moins grands que du côté de la capitale.

À cent dix à l’heure nous franchissons la Seine et nous nous ruons dans la montée du Pecq. Saint-Germain est atteint en moins de temps qu’il n’en faut pour faire cuire un œuf dur. Dans le dédale des petites rues, ça va être du sport pour mouler ces gougnafiers ! Seulement les poursuivants ne peuvent pas nous bombarder à leur aise… Mais j’ai beau écraser le champignon au point d’attraper des fourmis dans les tartines, sans cesse les phares puissants réapparaissent derrière nous. Inutile de vous dire que les doryphores ne perdent pas une occasion de nous tirer dessus.

— Plus vite ! plus vite ! trépigne Gisèle qui s’est relevée.

Je n’ose pas lui dire ma façon de penser parce que j’aurais peur d’être injuste. Si elle pense que je me crois à une surprise-partie elle se met les salsifis dans les châsses ! pardon…

Une grave question se pose : où cette poursuite va-t-elle aboutir ? Je ne sais pas si notre tank comporte suffisamment d’essence pour nous mener de l’autre côté de la planète… De plus, les balles qui cinglent l’arrière de l’auto ne doivent pas tellement la réparer et à chaque instant, elle peut se mettre à genoux. Par exemple, si un des pneus éclate ; à l’allure où nous marchons, ça va donner quelque chose d’extrêmement gracieux en fait de trajectoire.

Toutes les deux secondes je me retourne afin de voir où en sont nos affaires, chaque fois je constate que l’écart qui nous sépare a tendance à diminuer.

Nous retrouvons la route, celle de la forêt. Elle est large et plate : une vraie piste pour course automobile…

Je me mords les lèvres. Sur cette voie, ils vont avoir beau jeu pour nous donner la chasse. Mais il est trop tard pour modifier la direction. Nous ne sommes pas en promenade avec une carte Michelin sur les genoux… Le mieux que j’ai à faire c’est d’essayer de dépasser la vitesse du son, tout en réfléchissant pour trouver une solution quelconque…

Désespérément je bigle le tableau de bord pour voir où en est le niveau d’essence, mais le compteur est détraqué.

— Écoute, petit, dis-je soudain à Gisèle. On va tenter de te tirer de là. Je vais tourner dans une des grandes allées de la forêt, j’arrêterai et tu sauteras, puis tu te planqueras sans traîner dans le fossé. Compris ? les Boches continueront à me cavaler au derche…

— Je ne veux pas te laisser !

Elle est décidément au poil cette gamine.

— Obéis ! Et ne déconne pas. À quoi ça servira si on se fait passer au presse-purée tous les deux ? Au contraire, toi hors de cause, c’est un atout sérieux. Tu as entendu ma conversation avec Fred, tout à l’heure, au sujet d’une certaine ampoule ? Bon, eh bien dès ton retour à Paris va trouver mon ami Berliet, celui que tu as vu à l’hôpital. Raconte-lui tout ce que tu sais et dis-lui que l’ampoule est déposée au commissariat de l’Étoile…

Je regarde encore dans le rétroviseur. Les phares sont toujours là.

— Tu vois le chalet, là-bas ? Il y a un chemin juste derrière, je le connais parce qu’un de mes amis s’était arrêté là un jour pour s’expliquer avec une langouste récalcitrante. Je vais le prendre, commence à ouvrir ta portière.

— Tony !

— Du cran, chérie !

Voilà le chalet champêtre pour bal musette ; le chemin…

— Cramponne-toi aux rideaux, cocotte !

Je vire sur les bouchons de roues ! Les pneus miaulent comme une centaine de chats en chaleur.

Les phares quittent mon rétroviseur. Je freine.

— Saute et cavale dans le fossé ; il ne faut pas qu’ils se doutent de quelque chose sans cela tu vas la sentir passer…

Elle saute boulée, comme les parachutistes. Je ne perds pas mon temps à lui envoyer des baisers… Je referme sa portière à toute volée et redémarre comme un fou. Je n’ai pas parcouru deux cents mètres qu’à nouveau les sacrés phares apparaissent. Ils ne s’arrêtent pas, en conséquence Gisèle s’est tirée de l’aventure…

Je me sens plus léger. Ça me faisait transpirer le cerveau de risquer la peau de cette petite. Maintenant me v’là en tête à tête avec les gars mézigue. Si mes carottes sont cuites, tant pis : je vais les grailler… Mais du moins je vais pouvoir jouer ma pièce à ma façon…