Le chemin zigzague à travers bois. L’air de la forêt siffle plus fort que des serpents à sonnette. Si je savais je foncerais dans le sous-bois, arrêterais l’auto et me taillerais à pinces dans la forêt… Ça ne serait pas si stupide que ça en a l’air mais ça présente l’inconvénient de stopper mes poursuivants non loin de l’endroit où j’ai débarqué Gisèle. Pour peu que le hasard s’en mêle, elle est chiche de se faire pincer. Non, tant pis pour moi, je dois continuer afin d’entraîner les poursuivants le plus loin possible…
Je vire dans une autre allée, puis dans une autre encore et je finis par me retrouver sur la grand-route. Une descente s’amorce. Une pancarte indique : Poissy. Les phares se rapprochent… Une grêle de balles s’abat sur la carriole. Je fais une embardée terrifiante… Ma direction devient toute raide. À ce train-là dans quatre minutes je serai rejoint…
Jamais j’ai pensé à tant de choses à la fois. Mon dôme ressemble à un hall de gare : y a un brouhaha du tonnerre là-dessous !
Je traverse Poissy et emprunte le grand pont qui traverse la Seine. Les voitures allemandes ne sont plus qu’à une vingtaine de mètres. Je me rends compte alors combien cette fuite est stérile. Ces Boches sont entêtés comme des morbacs ; ils ne me lâcheront que lorsque j’aurai le gésier rempli de plomb. Alors : à quoi bon lutter davantage ? Dois-je me laisser assaisonner sur cette route, ou bien au contraire dois-je me rendre ?
Me rendre !
J’arrête la voiture pile au milieu du pont ; je sors en levant les bras.
Vous pouvez croire que je n’en mène pas large… Supposez que ces tocassons soient énervés par la promenade que je leur ai fait faire et qu’ils me règlent mon compte sans attendre ! Je ne les connais pas encore… Ils sont bien trop vicelards pour m’expédier en vitesse. Prestement ils descendent de leur calèche. Non décidément, leurs trompettes ne me reviennent pas !
Les bras toujours levés je recule vers le parapet. Puis avec une rapidité dont je suis le premier ébloui, j’enjambe le garde-fou et pique une tête dans le bouillon.
Je suis le type qui remplace le beurre
Et comment que je suis le type qui remplace le beurre ! Y a que dans les romans de Maurice Leblanc ou de Max-André Dazergues qu’on voit des zèbres grand format. Des zigs qui se taillent d’une île en feu entourée de crocodiles élevés à la Quintonine… Dans la vie ces faits sensationnels sont beaucoup plus rares. La preuve c’est que lorsqu’un petzouille a les flics à ses trousses, même des bignolons de sous-préfecture, neuf fois sur dix ils se font choper.
La façon dont je me tire de l’impasse est magistrale. Les chleux sont tellement ahuris qu’ils en oublient de faire marcher leur moulin à café. Quand ils réagissent je tire ma brasse en direction de la rive où sont amarrées une cinquantaine d’embarcations. Des petits jets d’eau poussent autour de moi comme des champignons. Ils peuvent tirer ! maintenant je les enchose à pied, à cheval et en dirigeable. Même s’ils me butent, je leur échapperai. Néanmoins, comme j’aime mieux leur échapper vivant que mort, je me remue. Je nage entre deux eaux et n’émerge que de loin en loin pour respirer. Enfin j’atteins les barques. Je me glisse au milieu d’elles de façon à ne plus craindre les balles, puis je me glisse sous le ventre d’une espèce de chaloupe et j’attends. Un morceau de chaîne pend de l’embarcation. Je m’y cramponne. Maintenant, me voilà paré du côté allemand. Ce n’est plus avec eux que je dois me bagarrer car, où je suis, il est impossible qu’ils me trouvent, mais c’est avec le général hiver. Il fait un froid de canard. Une tranche de thon congelé est plus à son aise que moi… Pourtant il faut que j’attende, y a pas ! Tant que les sulfatés n’auront pas gerbé, je courrai le plus grave danger. Le plus grave danger est une expression toute faite qui signifie que votre peau ne vaut pas le prix d’une coquille d’escargot vide… Au bout de dix minutes je ne sens plus le froid. Un lent engourdissement m’envahit. Mon sang bourdonne dans mes oreilles. Mes doigts sont soudés à la chaîne. Ma poitrine est prise dans un corset d’acier qui se resserre. Et pas moyen de bouger ! D’ac, je dis adieu à la vie. Dans quelques jours, un patron de bistrot découvrira le gars San-Antonio en brisant un bloc de glace. Je serai bien conservé. À la minute présente, toute ma sympathie va à Paul-Émile Victor… Voilà un copain qui a un drôle de cran pour aller faire des virouzes dans les solitudes glacées du Grand Nord, comme disent les actualités… Bon Dieu ! dire qu’en ce moment y a des mecs qui sont bien au chaud avec leurs os, en train de chanter Minuit chrétien en s’embrassant à pleine bouche. Je donnerais la moitié de la rue de Rivoli pour un petit brasero en état de marche. Je jure que si je me tire de là, je cavalerai au plus proche hameau pour y prendre un bain de vapeur. J’envie Jeanne d’Arc : une môme qu’avait froid nulle part, pas même aux yeux ! À bas l’hiver ! Vive le Sahara ! Voilà que je fais un mirage à rebours. En général ce sont les méharistes qui ont des visions de fromage fort, quand le soleil leur a filé le coup de barre sur la noix, ils croient voir des glaces à la pistache et de la flotte de partout. Eh ben dans mon cas, c’est exactement le contraire qui se produit : j’ai l’impression que l’eau glacée dans laquelle je marine se transforme en sable brûlant. Je vois des grogs vachement corsés et des brasiers…
Combien de temps resté-je dans cette position ? Je n’en sais rien. Le bourdonnement qui déclenche un moteur diesel dans mon caberlot s’accentue. Mon souffle se paralyse, je suffoque… Je…
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Arrêt buffet ! Je descends à la prochaine…
Une fois de plus je sors du néant comme on sort d’un tunnel. Je vois du feu dans une cheminée. Une odeur de marc chaud caresse mes trous de nez. Je cligne des yeux.
— Il revient à lui, dit une voix.
Je regarde, j’aperçois un type d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une canadienne, deux jeunes gens et une jeune femme.
Cette première prise de contact effectuée, je pose la question traditionnelle :
— Où suis-je ?
— Ne craignez rien… Chez des amis, murmure gentiment le type à canadienne.
Il ajoute, après s’être emparé d’un bol fumant que lui tend la femme :
— Buvez ça, vous vous sentirez beaucoup mieux.
Ça, c’est de la gnole brûlante dont j’ai reniflé l’odeur. Je m’en laisse transfuser un godet et je sens qu’il va falloir appeler les pompiers parce que ça flambe à l’intérieur de ma panse.
— Encore !
— À la bonne heure, exulte un des jeunes gens. Louise, remets-lui ça.
Je suis à poil dans un dodo confortable. Je n’en reviens pas.
— Bonjour messieurs dames, dis-je. Je suis enchanté de faire votre connaissance. Si c’était un nouvel effet de votre bonté, j’aimerais savoir comment il se fait que je sois parmi vous au lieu de flotter en direction de Rouen dans les eaux tant chantées de la Seine.
Le type à canadienne me met au courant de la situation ; lui et ses deux fils appartiennent à un réseau de Résistance. Ce soir ils sont allés s’embusquer dans les joncs bordant le fleuve afin de surveiller un convoi de vedettes que les Boches descendent vers l’Atlantique. Ils ont assisté à la fin de la poursuite en automobiles, à mon plongeon, à ma fuite sous les barques. Ils ont attendu que les Allemands, me croyant mort, aient cessé leurs recherches pour entreprendre les leurs… Ils m’ont déniché et m’ont ramené chez eux.