Je les remercie comme il se doit. Je leur donne quelques explications, mais ils sont discrets comme des Anglais.
— Nous n’avons pas aperçu de convoi, disent-ils, mais nous n’avons tout de même pas perdu notre soirée. C’est aussi mon avis.
— Vous avez le téléphone ? demandé-je soudain.
— Mais oui.
— Pouvez-vous me le passer ? car dans la tenue où je me trouve, je ne puis me déplacer…
La jeune femme sourit languissamment et sort. Les deux jeunes gens me tendent une robe de chambre et une serviette chaude. Je me lève et me dirige vers un guéridon où repose l’appareil téléphonique. Je compose illico mon numéro.
Félicie commençait à se manger la rate.
— Je te souhaite un bon Noël, M’man. Mais ça n’est pas pour te dire cela que je te passe ce coup de tube. J’ai les Allemands au derrière et je ne puis rentrer à la maison car ils trouveront sûrement ma trace. Fais ta valise et pars quelques jours chez la tante Amélie… Je t’écrirai. Surtout ne reste pas chez nous et ne perds pas une seconde : c’est plus que grave. Je t’embrasse.
Vous saisissez la raison pour laquelle j’agis de la sorte ? Je viens de penser que les membres de la bande à Fred n’ont peut-être pas tous été blessés. Il suffit que l’un d’eux soit tombé vivant aux mains des Boches pour que ceux-ci apprennent mon identité…
Comme le danger est valable également pour Gisèle, je passe un fil à Guillaume.
— Je ne peux pas vous raconter ce qui vient de se produire, mon vieux, car il faudrait une conférence avec projections pour que vous compreniez. Toujours est-il que les Allemands me recherchent ainsi que la petite qui a été kidnappée… C’est une pure coïncidence (atchoum). Je venais de trouver leur piste lorsque les Boches ont rappliqué. J’ai pu m’enfuir… Gisèle aussi, seulement je n’ai pas pensé à lui recommander de déserter sa crèche pendant un bout de temps. Pourriez pas mettre un planton devant sa porte ? Un débrouillard… Qui ? Votre mammouth ? Il va embouteiller toute la rue… Il la reconnaîtra ? Alors O.K… Qu’il lui dise de se planquer chez une copine ou à l’hôtel et de ne pas en bouger avant de m’avoir vu ! Elle n’aura qu’à vous téléphoner sa nouvelle adresse… Parfait ! Au revoir, vieux.
Voilà ce que je débite, en robe de chambre trop étroite, devant la cheminée.
— Comment vous sentez-vous ? me demandent mes hôtes.
— Un peu dégelé.
Ils éclatent de rire. Ce sont des types au poil et, cette nuit, j’aime autant avoir rencontré ces braves gens que le père Noël… ou que les employés de M. Himmler…
Changement de décor
Le lendemain, c’est la sonnerie des cloches qui me réveille. J’ouvre les yeux avec peine. J’ai la gaudiche. Si je prenais ma température, je ferais sûrement sauter le thermomètre… Quelque chose remue sur mon édredon : c’est un greffier. Il me regarde en miaulant comme si j’étais une saucisse fumée. Vous avez pas idée combien ce chat peut mettre dans la pièce une allure douillette… La cheminée où brûlait cette nuit un grand feu est éteinte mais la piaule sent la cendre chaude.
Je ferme les yeux et me mets à penser aux événements de la veille… Je suis heureux d’avoir blousé les Fritz. Seulement c’est une chose passée et moi, le passé c’est comme un mouchoir sale : je n’y fourre plus mon nez. Au fond, y a que l’avenir qui soit meû-meû ; les mous-de-la-tronche qui pleurent de la vaseline en ruminant des souvenirs sont tout juste bons à balayer les waters.
Mon avenir à moi se présente mal. Sur la douzaine de tordus qui composaient la bande de Fred, y en a certainement deux ou trois qui ont dû être queutés vivants et qui ont ouvert grand leur bec à la première tarte qu’ils ont pris sur le museau. Comme de bien entendu, ils ont allongé mon blaze. Les Allemands vont enquêter sur ma pomme dans mon entourage. Ils vont apprendre que le fameux San-Antonio appartenait aux services secrets, qu’il s’est fait mettre en disponibilité, ce qui les incitera à penser que c’est pour porter ses capacités ailleurs. Ils vont faire un rapprochement entre ma présence parmi les soi-disant kangourous et la disparition de l’ampoule magique. Mon grand atout, c’est qu’ils me croiront noyé… mais cet atout ne me donnera pas longtemps l’avantage car ils vont remuer la France entière avec une cuillère à café pour remettre la main sur Gisèle. Il leur faut Gisèle puisqu’ils savent qu’elle était ma poulette, donc qu’elle est susceptible de savoir où j’ai caché l’ampoule. Le plus urgent c’est de mettre la môme Gigi en lieu sûr.
Facile à dire… Une gonzesse est plus duraille à planquer qu’un bouton de jarretelle. Je me mords de plus en plus les doigts d’avoir embarqué cette tourterelle dans une pareille épopée. Vous allez me faire remarquer qu’elle s’est bien comportée ; c’est exact. Mais si je n’avais pas le constant souci de sauver ses os, j’aurais les pensées plus organisées. Et croyez-moi, tas de bidons, un cerveau bien huilé, c’est l’abc du turbin.
Où vais-je pouvoir la mettre pour qu’elle soit en sécurité ? C’est alors qu’il me vient la plus épatante idée qui ait jamais germé entre les deux oreilles d’un flic : et si j’allais faire un tour à Londres avec Gisèle et l’ampoule ? Je parie qu’on serait bien accueillis tous les trois… C’est mes copains de l’Intelligence Service qui seraient épatés de me voir radiner. Enfin, y a pas, cette saloperie d’ampoule, je peux pas la conserver comme trophée. Je doute que sur une cheminée elle soit tellement décorative… D’autant plus que j’ignore de plus en plus ce qu’elle contient… Si les Boches tiennent tant à elle, c’est qu’elle présente un intérêt certain… Tellement certain que la bande des kangourous n’a pas hésité à risquer la vie de ses membres pour s’en emparer. Au lieu de lâcher la forte somme pour entrer en possession de l’invention, les Alliés l’auront à l’œil. Ça me fera plaisir de retourner en Angleterre car j’ai justement envie de voir un film de Laurel et Hardy. Gisèle étant infirmière, elle est assurée d’y trouver un job ; quant à bibi, si les Angliches ne se chargent pas de ma note d’hôtel, c’est qu’ils n’ont pas un poil de reconnaissance…
O.K. Me voilà tout regonflé. Il ne me reste plus qu’à trouver un filon pour passer le Chenal…
La porte s’ouvre et la belle jeune femme entre dans ma turne. Je sais pas comment je me remue le nombril, mais toutes les fois que je suis dans une paire de draps afin de me rebecter, y a une poupée blonde qui vient rôder autour de mon plume en tortillant du dargeot comme une négresse à plateau…
Celle-ci me botte parce que c’est tout juste le genre de beauté auquel je pense, le soir, dans mon dodo, lorsque j’ai bu une trop forte dose de café dans la journée.
Elle est blonde, donc, et elle a des yeux noirs et veloutés sous des cils de trente-quatre centimètres. Sa peau est ocre pâle, et toute sa personne est empreinte de distinction.
— Bonjour !
Oh cette voix, madame ! Si j’étais quelque chose à la radiodiffusion, je la ferais enregistrer illico ! Quand elle parle, c’est comme si elle vous caressait le tympan avec un gant de chevreau.
Je lui réponds :
— Bonjour, petite madame.
— Mademoiselle !
— Alors bonjour, petite demoiselle. J’étais en train de me dire que l’aube est un truc épatant, mais vous m’apportez la preuve qu’il y a mieux qu’un lever de soleil, et ce mieux, c’est votre personne.
Je me sens furieusement ballot. Mais le plus grand cul-d’ail de la création ne se fera jamais traiter de chancre mou par une déesse lorsqu’il lui débitera des balivernes de ce genre.
— Flatteur !
Je la regarde d’une façon appuyée. Ses yeux ne se mettent pas sur une voie de garage, alors je m’offre une tranche de culot grande comme ça !