Dans la vie, il s’agit pas de se changer le sang en sirop des Vosges pour les poupées ! Au plus vous avez de la considération pour elles, au plus elles ont tendance à prendre votre poire pour une carcasse de poulet usagée. Alors le mieux c’est de profiter des occases vu que vous regretteriez de pas l’avoir fait en arrivant à l’âge où on sucre les fraises…
— Te voilà, te voilà, balbutie-t-elle en chialant.
« Tu as pu t’en tirer. Oh, mon chéri, tu es un être fabuleux !
Je lui rends une partie de ses caresses parce qu’il faut pas tout garder pour soi.
— Comme tu le dis, je lui fais, y a pas de différence entre Arsène Lupin et moi. Si on m’enfermait dans un four crématoire, je me décarcasserais pour en sortir. Air connu…
Je l’interroge sur ses avatars à elle.
Eh bien ça c’est pas trop mal passé. Quand je l’ai eu quittée sur la route, elle est retournée à Saint-Germain. Là elle est allée à l’hôpital où travaille une de ses collègues, lui a emprunté un peu de fric et est rentrée à Pantruche. On le voit, c’est pas tellement compliqué.
— Et toi, me demande-t-elle. Comment t’en es-tu tiré ?
Je la mets au courant de mes tribulations. Dès que j’ai fini, avant de lui laisser pousser les exclamations d’usage, je lui pose la grande question :
— Dis donc, Gisèle, ça te botterait de faire un petit viron en avion ?
— Je comprends !
— Par viron, je ne veux pas parler d’un simple baptême de l’air, mais d’un vrai voyage.
Elle écarquille les yeux.
— Où veux-tu aller en ce moment ? En Suisse ?
— Non, en Angleterre.
— Tu parles sérieusement ?
— Et comment !
Sans plus la faire languir davantage, je lui donne des explications sur le départ pour Londres que j’envisage.
Elle est transportée.
— Nous y attendrons, toi du moins, la fin de la guerre. J’ai des copains là-bas qui te trouveront du boulot… Ce que je veux avant tout, c’est que tu sois en sécurité. J’en ai marre de t’exposer à la Gesta avec mes combines. Les petites filles sont faites pour le tricotage et le plaisir du guerrier. Pas pour jouer les Jeanne d’Arc. Des Jeanne d’Arc, y en a assez d’une. Si on en faisait en série, les hommes passeraient vite pour des ballots.
Elle approuve. Elle ne pense qu’à notre fuite en avion de ce soir et elle se laisserait dire n’importe quoi sur les bipèdes de son sexe.
Nous passons la journée dans sa piaule, inutile de se faire remarquer. Je téléphone à ma banque, dont je connais le directeur, pour qu’on m’apporte le solde de mon compte. Je ne tiens pas à ce que les Frizous mettent leur nez dans mon blé et l’utilisent pour payer l’apéro à Adolf… Un employé de la banque s’amène avec mon bon osier. Je le divise en deux parties : l’une, la plus grosse, je l’envoie à ma mère, en y joignant une longue bafouille. L’autre, je la garde pour faire le gandin à London.
Nous voilà parés. Il ne nous reste plus qu’à attendre l’heure de reprendre le train pour Poissy.
On essaie de passer le temps. Si vous n’avez pas une tomate farcie sous la perruque, vous devez imaginer notre jeu favori.
Au temps pour les crosses
Nous arrivons chez les Renard à la grosse nuit. Un bombardement de la région parisienne nous a mis en retard et j’ai peur que nous rations le coche.
Une voiture stationne devant la porte.
— Entrez vite ! nous dit Renard. Tout est prêt, nous allons nous mettre en route dès que possible.
Je suis un peu gêné de présenter Gisèle à Florence. Je redoute une réflexion ou un mouvement désagréable, mais décidément, la fille de mon hôte est de première. Elle ne sourcille pas et ferme son joli bec. Du reste je présente Gigi comme étant une collaboratrice.
— Nous vous accompagnons tous les quatre, déclare Renard. Les voisins pourraient s’étonner que nous sortions la voiture la nuit pour véhiculer des inconnus. Il faut être d’une grande prudence.
Je l’approuve pleinement. On s’entasse tous dans une vieille Renault et en route !
C’est le fils aîné qui conduit. Renard et son cadet sont devant. Le mec San-Antonio fait son pacha derrière, entre les deux poulettes. Je soupire d’aise. Comme il fait noir dans l’auto, je prends la main à chacune des petites. De cette façon y a pas de jalousie possible. Je me hasarderais bien à leur faire une séance de mimis mouillés, mais elles pourraient ne pas trouver cette distribution collective à leur goût et elles déclencheraient un de ces 14-Juillet carabinés susceptibles de tout faire craquer.
Trois quarts d’heure plus tard, nous stoppons.
— Terminus ! s’écrie Renard.
Je songe seulement à examiner le paysage et je sursaute : nous sommes dans une vaste cour pavée, entourée de hauts murs.
Des silhouettes s’approchent de la voiture et l’entourent.
Je crois rêver : ces silhouettes sont celles de soldats allemands. Et comment ils sont armés les messieurs.
Je ne dis rien parce qu’il est des cas où il vaut mieux se mettre un autobus sur la langue. Gisèle ne sourcille pas non plus. J’examine les Renard et je les vois qui se marrent comme des bossus.
Si le tonnerre me tombait en boule sur la gonfle, je ne serais pas plus surpris.
Je cherche à attraper mon feu mais Florence me dit de sa voix céleste :
— Si c’est ton revolver que tu cherches, j’aime mieux te dire qu’il est dans la poche de mon manteau. Je te l’ai fauché pendant que tu me pelotais.
Avouez que c’est du beau travail… Du cousu main ! Jamais au grand jamais je me suis laissé enchetibé de cette façon. Voilà qui renverse toutes mes idées sur la confiance, la sympathie et autres couenneries !
Y a de quoi s’engager comme asticot dans une tête de mouton daubée. De quoi se faire académicien ! De quoi se faire trépaner les genoux et le reste ! De quoi se frotter le prose sur un morceau de glace jusqu’à ce que ça fasse des étincelles…
— Descendez ! m’ordonne durement Renard.
Je n’ai qu’une pensée : l’ampoule. Il faut sauver l’ampoule. Tant pis pour mes abattis et ceux de la gosse Gisèle, mais il faut pas que les sulfatés récupèrent leur invention. En un cent millième de seconde, j’échafaude cent trente-sept combinaisons… Toutes sont aussi solides qu’une portion de yaourt.
Je suis cuit, Gisèle est cuite, l’ampoule est cuite. Ces vaches vont nous déguster aux petits oignons. J’ai idée que lorsqu’ils auront fini de faire joujou avec nous, nous ressemblerons d’une façon magistrale à de la compote de pommes.
— Descendez ! répète Renard.
Déjà Florence a mis pied à terre et me tient la portière ouverte.
Les soldats s’approchent, mitraillettes en mains. Ils se rendent compte qu’ils n’ont pas à faire à un rosier. Ça me flatte. Je descends, les bras levés. Gisèle me suit. Nous sommes immédiatement entourés.
Renard, ou du moins le salopard qui prétend se nommer ainsi, dit quelque chose aux soldats en allemand. Ils lui font le salut militaire et nous entraînent en direction des bâtiments.
Pour nous faire avancer, ils ne prennent pas de ménagements ! Comme infusion de bottes, ça se pose là. Moi, des coups de pompes, j’en ai dérouillé tant et tant que mon derme ressemble à de la peau de chagrin ; seulement, ce qui me met le foie en trèfle, c’est de voir molester cette pauvre Gisèle… S’il n’y avait pas un corps d’armée pour nous garder, je ferais une petite séance de moulinets massacreurs… Vous ne savez pas ce qu’est le moulinet massacreur ? Je vais vous le dire : c’est une recette qui peut vous être plus utile que celle de la blanquette de veau. Lorsque plusieurs endoffés ont de mauvaises intentions à votre endroit, vous piquez au milieu du lot une sorte de crise d’épilepsie. Seulement, au lieu de vous laisser choir sur le plancher, vous vous accroupissez seulement et billez dans les brioches qui se présentent à vous. Les gars sont déconcertés car la scène à lieu au sous-sol. Ils ne savent pas par quel bout vous empoigner…