Si le hasard s’en mêle !
Trois jours avant Noël, je suis assis sur une banquette du Merry Bar, rue du Colisée. J’ai les guiboles en pâte d’amande et mes joues ont autant de couleur que la page de garde de ce bouquin ; mais néanmoins je me sens d’attaque. Ma convalescence s’achève. Il y a huit jours que je suis sorti de l’hosto et je commence à trotter comme un lapinoscof. Pendant que j’étais parallèle au plafond, je n’ai pas battu le dingue. J’ai au contraire envisagé les choses bien calmement. Ce qu’on peut devenir philosophe quand on est dans un plume pour longtemps ! L’existence vous apparaît grandeur nature. On comprend alors que la fatalité régit nos actes. Nous ne sommes qu’une bande de pégreleux qui se font enchetiber par la vie. Ainsi, regardez cet endoffé de San-Antonio : il s’est tenu bien peinard depuis le début de l’Occupation. Il a rendu ses pions parce qu’il ne voulait plus jouer, mais le destin qui est un sacré enfant de garce, est venu le chercher au milieu de son petit train-train de rentier. On n’échappe pas à son destin, les gars. Allez chercher un marteau et enfoncez-vous bien ça dans la tronche…
Mon rôle, c’est de distribuer des cartes d’abonnement pour la Santé ou… pour le paradis. J’ai voulu abandonner la partie, conclusion : j’ai failli faire mon pacson pour le coin du ciel qui m’est destiné et d’où la plus belle des gosselines ne peut pas m’être plus utile qu’une pompe hydraulique. Il ressort donc de tout ça que, ce que j’ai de mieux à faire c’est de planquer mes pantoufles et de rentrer dans la bagarre. Pour commencer, j’ai un vieux compte à régler avec le type aux cheveux en brosse. Ce gars-là, aussi malin qu’il puisse être, je prends d’ores et déjà une hypothèque sur sa peau. Je me promets bien, lorsque je le rencontrerai, de lui mettre suffisamment de morceaux de plomb dans le bide pour qu’il ne puisse jamais plus faire la planche ; quand bien même il serait en Celluloïd. À partir de maintenant, je me consacre entièrement à sa recherche.
J’en suis là de mes réflexions lorsque Gisèle entre dans le bar. Ça me fiche une secousse de la voir sapée en princesse. Jusque-là, je ne l’ai pas vue vêtue autrement qu’en infirmière. La toilette lui va aussi bien que le voile blanc. Elle s’est fardée et elle ressemble de plus en plus à une môme sensationnelle.
— Alors, fait-elle, en me tendant la main, comment se porte mon malade ?
— Pas tellement mal. Dites donc, c’est rudement chic à vous d’avoir accepté ce rendez-vous.
Elle ne répond pas et s’assied à côté de moi.
— Et ce ventre, il est ressoudé ?
Je lui prends la main.
— Ne vous bilotez pas pour ma géographie, Gisèle. Ça n’est pas le premier coup dur que j’essuie. Si vous me voyiez à poil, mon corps ressemble à la photo aérienne d’une région bombardée.
Gisèle éclate de rire et commande un Martini-gin. Je la regarde siroter son glass. C’est un spectacle qui me plaît. Elle ressemble à une petite chatte.
Je lui demande brusquement :
— Alors, on va à la graine ? On m’a refilé l’adresse d’un restaurant où il est possible de se taper une escalope panée sans risquer le bagne perpétuel.
— Croyez-vous qu’il soit raisonnable de votre part de commencer une vie de noctambule ?
— Écoutez, mon chou, je n’ai pas de mauvaises fréquentations ; il y a belle lurette que la raison et moi nous nous sommes séparés pour incompatibilité d’humeur. Avant votre arrivée, j’étais justement en train de regretter la petite réconciliation que j’avais eue avec elle depuis l’armistice. À chacun son élément. Nous autres, nous trouvons la terre épatante, mais un poisson n’est pas du tout de cet avis. Pour la raison c’est du kif, il y a ceux qui ne se nourrissent que d’elle et ceux, comme moi, qui se latchavent dès qu’on prononce son nom.
Je règle les consommations et nous sortons.
La nuit est froide et obscure. Nous nous dirigeons vers les Champs-Élysées pour y prendre le métro. Par chance, j’aperçois un fiacre vide. J’y pousse ma compagne.
— C’est un enlèvement ! s’exclame-t-elle.
— Exactement, lui dis-je. Mon père me disait toujours qu’une balade en fiacre est un truc épatant quand on s’est mis dans l’idée de prendre une belle gosse dans ses bras pour lui raconter des histoires de fées.
— Parce que vous avez l’intention de me raconter des contes de fées ? Je croyais pourtant que votre spécialité c’était le roman d’espionnage et de gangsters…
— Justement, je lui réponds, avec une fille comme vous, Gisèle, j’oublie la mitraillette pour ne plus penser qu’au clair de lune.
Je lui prends la main et la porte à mes lèvres. Elle ne la retire pas. Malgré que vous soyez une bande de pieds nickelés, vous devez bien penser qu’en pareille circonstance, un gars qui connaît un tant soit peu les bonnes femmes profite illico du terrain acquis. C’est ce que je m’empresse de faire. Justement, ce fiacre est un toboggan qui nous jette sans cesse l’un contre l’autre. Je mets à profit un des cahots pour embrasser Gisèle.
— Vous allez vite…, murmure-t-elle.
— La vie est si courte !
— En somme, vous êtes un opportuniste.
— Pourquoi cherchez-vous à analyser ce que je suis ? Y a un vieux proverbe latin qui dit : « Vivons l’instant. » Je peux pas vous le réciter en latin, because je ne suis pas doué pour les langues étrangères ; mais j’ai la certitude que le zigoto qui a donné ce conseil au bon populo savait vachement ce qu’il disait.
Gisèle se pelotonne contre ma poitrine et me tend ses lèvres. Faites-moi confiance : j’en fais bon usage. Comment qu’elle s’y connaît cette poulette ! Je ne sais pas ce qu’on leur apprend dans les écoles d’infirmières, mais si on ne leur donne pas des cours d’amour, comme dans les universités américaines, celle-ci a dû prendre des leçons par correspondance.
Quand elle se recule, je suis à bout de souffle.
— San-Antonio, murmure-t-elle d’une voix aussi tremblante que celle d’un centenaire transi de froid, San-Antonio, je sens que vous allez me rendre folle.
J’aspire une grande goulée d’air, comme le fait un pêcheur d’éponge avant de plonger, et puis je me fais inscrire pour un deuxième baiser encore plus complet. Des machins dans ce genre, il n’y a rien de mieux pour développer les facultés respiratoires.
Au bout d’un certain temps, je m’aperçois que notre carrosse ne roule plus. Le cocher est debout devant la portière et il se marre comme une bouche d’égout.
— Non mais, des fois, je lui dis, tu te crois au cinéma ?
— Presque, me répond-il.
Comme je n’aime pas les petits dessalés dans son genre, je descends de sa boîte à sucre et je l’empoigne par sa limace.
— Hé là, patron ! s’écrie-t-il. Pas de blague. Après tout vous êtes dans ma voiture et j’ai bien le droit de regarder ce qui s’y passe.
Gisèle me fait signe de mouler et je règle la course. Le type remonte sur son siège. Avant qu’il ait le temps de dire « hue », son bourrin démarre au triple galop, comme s’il venait de décider de gagner le sweepstake. Le cocher se cramponne aux guides pour essayer de le retenir, mais le bidet fonce à une telle allure qu’il faudrait une voiture de course pour le rattraper.
— Qu’arrive-t-il ? questionne Gisèle.
— Je ne sais pas, dis-je.
Je fais mine de réfléchir avant d’ajouter, d’un air faussement innocent :
— À moins que ce soit à cause de ma cigarette que j’ai enfoncée en douce sous la queue de ce canasson…
Gisèle éclate de rire. Elle s’arrête soudain et me tend encore ses lèvres. Si elle continue à ce train-là, d’ici huit jours je vais faire de l’aérophagie… Néanmoins je profite de sa distribution. Comme le dit je ne sais plus qui : « Une occasion de bouillaver, ça ne se refuse pas. »