— Allons, fais-je, persuasif. Venez et comme disait un vieux pote à moi : « N’attendez à demain, cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie… »
— Même si elles ont des épines ?
— Même si elles ont des épines, oui, ma déesse.
Elle se lève. On file jusqu’au boulevard des Capucines où des fiacres sont stationnés.
— Ça fait très romantique, glousse Greta.
— Justement, je suis pour le romantisme à toute berzingue, lui dis-je. Si je m’écoutais je me baladerais à vos côtés avec une redingote et un haut-de-forme !
Le fiacre s’en va en trottinant comme dans la chanson. Je cramponne Greta par le mannequin et je commence à lui faire un mimi mouillé…
— Dites donc, fait-elle lorsqu’elle a repris sa respiration, et l’ampoule B Z 22, que devient-elle dans tout ça ?
J’ai un geste en chasse-mouches.
— Écoutez, Greta, mon vieux maître d’école disait toujours qu’il ne fallait jamais renvoyer au lendemain ce qu’on pouvait faire le jour même. C’est un truc qui fait bien sur un manuel mais qui est contestable dans la pratique. Pourtant moi je l’applique rigoureusement. Comme je ne sais pas si je pourrais vous revoir demain, je profite de ce que vous êtes en ma compagnie aujourd’hui pour vous faire le coup de l’enchanteur Merlin.
— Ce que vous êtes amusant…
Elle ajoute après quelques minutes de réflexion :
— Au fond, ça m’ennuierait qu’il vous arrivât malheur…
— Et moi donc !
Nous voilà devant mon hôtel. Nous prenons l’ascenseur et ma chambrette nous accueille.
Je sonne le garçon et lui demande une bouteille de porto. Je devine combien elle va me coûter, mais il est des circonstances où il ne faut pas lésiner sur de basses questions matérielles.
Quand il revient, Greta a posé son manteau et regarde par la croisée le mouvement de la rue. Je lui sers un verre de porto et elle ne fait aucune manière pour l’avaler.
Ces préliminaires franchis, je pousse le verrou de la lourde et je m’assieds dans un fauteuil. Sans que je le lui demande, elle vient se blottir contre moi. Je vous jure qu’à cette minute on ne croirait jamais que cette poupée est la plus enragée tigresse qui ait jamais bu un glass de porto ici-bas. Elle est douce comme un gâteau au miel.
— Bonjour, me gazouille-t-elle.
Je ne lui réponds rien, mais je lui fais une petite séance d’auscultation qui la fait glousser. En moins de temps qu’il n’en faut pour déclarer la guerre, nous sommes à l’horizontale et on se fait tous les tours de passe-passe qui ne sont pas indiqués dans les bouquins de la Bibliothèque rose.
— Quel beau voyage ! soupire Greta lorsque nous nous retrouvons sur le fauteuil.
— Tout à votre service pour une seconde croisière…
Cette proposition l’amuse.
— Mais, dites donc, au fait, et vos estampes japonaises ?
Voilà le moment de jouer mon petit opéra.
Je sors ma valise du placard et je la mets sur le lit. Je fais jouer la serrure et je me retourne, sans avoir ouvert le couvercle.
— Tenez, amour, si vous aimez les choses exotiques, amusez-vous.
Ce disant, je branche en douce l’appareil enregistreur.
Greta s’approche de la valtouse sans la moindre méfiance. Elle l’ouvre et pousse un cri d’effroi.
Elle tourne vers moi un visage couleur de mousse.
— C’est vous qui l’avez tué ?
— Un petit peu…
— Bandit !
Je me lève et lui flanque une beigne sur le museau.
— Ah non ! ça suffit comme ça… J’en ai marre d’être traité comme un chien malpropre. Vous envoyez ce pygmée pour me lessiver, il me réveille en me cognant dessus avec de la ferraille, ce qui est plus efficace qu’un réveille-matin, croyez-moi, et vous me traitez de bandit parce que c’est moi qui l’ai envoyé se faire inscrire chez saint Pierre ! Écoutez, Greta, faut être logique ; au moins logique ! Je ne vous demande pas d’être correcte, faut pas réclamer l’impossible…
Elle fulmine :
— Qu’est-ce que vous dites ?
— La vérité, Greta. Je dis que vous travailler pour le Grand Reich et pour votre compte. Surtout pour votre compte…
Elle hausse les épaules et tend la main vers son sac. Je suis plus prompt qu’elle. Je cravate le réticule et l’ouvre. Il contient un bath soufflant que je mets dans mes vagues.
— Maintenant, Greta, on va pouvoir causer sérieusement. Si tu le permets, je vais te raconter les choses telles que je les conçois « grosso modo »…
« Tu es une fille dégourdie et qui n’a pas froid aux châsses. Et puis, il faut reconnaître que les fées qui présidaient à ta naissance, n’ont pas regardé pour ce qui est de la jugeote. Elles t’ont fait la bonne mesure. Alors tu as tenu le raisonnement de beaucoup. Tu t’es dit que la guerre était une très vilaine chose, mais que c’était aussi une occasion unique pour assouvir ses passions rentrées et pour gagner du fric.
« Tu as attendu ton heure et elle a fini par arriver. Ta combine était de taille : faucher une invention boche et la revendre aux Ricains qui sont bourrés de dollars et qui s’intéressent à tout. Seulement tu ne tenais pas à te faire blouser et tu as préféré faire agir une bande. D’une façon que j’ignore, tu es entrée en contact avec quelques petzouilles qui voulaient manger le linge et se prétendaient membres actifs des fameux kangourous. Ton trait de génie, ç’a été de ne pas traiter avec eux directement. Ils ne te connaissaient pas, donc, en cas de coup dur, tu gardes tes pieds propres. Faut être une gonzesse pour penser à ça, mes compliments ! Tu les tiens dans ta pogne et tu leur donnes tes ordres par des moyens impossibles à déceler. En somme, tu les diriges comme qui dirait par radio… Ils fauchent l’invention et tout serait O.K. si le chef de ces gars, un certain Manuel, ne prenait pas la fantaisie de te blouser en négociant soi-même l’ampoule. Comme c’est un mec qui ne se casse pas la nénette, il propose de vendre le B Z 22 aux Allemands. Bien entendu, tu es une des premières à le savoir. Tu fais suivre Manuel et tu découvres la crèche qu’il a louée rue Joubert en cas de coup dur.
« Comme le temps presse, tu fais descendre Manuel par le nabot. Tu te tiens à proximité et tu entres dans l’appartement pour fouiller. Mais t’as pas de chance : le nabot a descendu le mec dans l’escalier ce qui fait que le corps est découvert presque immédiatement. Tu es obligée de te faire la paire car l’immeuble est plein de bignolons…
« Dans ta précipitation tu perds le canif dont tu t’es servie pour ouvrir la porte. C’est un petit couteau espagnol sur lequel est écrit “vengeance”. C’est lui qui me permettra de découvrir la vérité…
Comme elle sourcille, je m’explique :
— Hier, j’ai vu ta broche. C’est un cercle d’écaille sur lequel on peut lire « amor ». Encore une inscription espagnole, ma chérie, ça pouvait n’être qu’une coïncidence, je te l’accorde, mais ça a déclenché ma matière grise et en mangeant cet excellent steak sous tes yeux, j’ai tout reconstitué. Au lieu de chercher qui était le meneur de jeu, ce qui paraissait impossible à découvrir, j’ai cherché si ça pouvait être toi, tu saisis la différence ? Et j’ai trouvé.
« Ouvre toutes grandes tes feuilles de chou, je poursuis. Donc, les circonstances du meurtre t’empêchant momentanément de fouiller l’appartement, tu t’éclipses. Tu te dis que Manuel a certainement bien caché l’ampoule et que la police ne la découvrira pas car elle ne sait pas, la police, qu’il y a quelque chose à découvrir. Ce qui l’intéresse c’est le meurtrier, et seulement le meurtrier… Donc, tu pourras récupérer le B Z 22 dès que les flics auront évacué les lieux. Seulement tu prends peur. Tu prends peur parce qu’il y a un gars qui se trouve pour la seconde fois en travers de ton chemin et ce gonze, c’est le sosie de Manuel, c’est-à-dire le petit San-Antonio. La première fois c’était accidentel ; comme tu ne voulais pas charger un des kangourous d’abattre leur chef, tu avais conflé ce travail à Farous (entre parenthèses, il faudra que tu m’expliques comment tu t’es approvisionnée en gangsters). Mais Farous ne travaillant que d’après photo s’est gouré et j’ai été victime de ma ressemblance avec Manuel.