Je lui donne un crayon et du papier.
— Fais-moi un plan.
Je repère facilement car je connais les lieux.
— Par où faut-il passer pour parvenir à elle ?
— Par l’entrée principale, puis emprunter l’escalier qui prend dans le poste de garde.
— En somme, c’est d’une facilité…
Elle sourit.
— Oh, nous faisons bien les choses… Si tu crois la sortir de chez nous comme d’un couvent, tu te fourres les dix doigts dans l’œil !
— Il faudra bien cependant que je trouve une combine… Dis-moi, il y a beaucoup d’hommes dans le poste de garde ?
— Une cinquantaine.
— Et en bas, dans le sous-sol ?
— Il y a deux gardiens en permanence.
Décidément, il n’y a pas de quoi être optimiste.
— Quels sont les civils français qui ont une chance de pénétrer librement dans le bâtiment ?
— Les fournisseurs. Et encore sont-ils fouillés à l’entrée.
— Ouais… Enfin, je vais réfléchir à tout ça. Il va me falloir du personnel, est-ce que le grand Fred s’est tiré les pattes du Vésinet ?
— Oui, lui et le gros Tom.
— Je n’ai pas souvenance de ce dernier, mais passons. En ce moment ils doivent se terrer quelque part. Donne-moi leur adresse et un mot d’introduction afin que je ne sois pas accueilli à coups de canon. Tu n’as plus besoin d’eux maintenant et ils peuvent m’être utiles, moyennant finance, bien entendu.
Greta m’apprend que les zouaves sont terrés dans une papeterie de la rue du Chemin-Vert. Elle écrit sur une feuille de papier les chiffres suivants :
19-21-9-22-18-5
9-14-19-20-18-21-3-20-9-15-14
19-1-14 1-14-20-15-14-9-15
Je me penche par-dessus son épaule.
— Tu te ne casses pas l’aorte pour tes codes, dis donc. Tu te contentes de remplacer les lettres par les chiffres auxquels elles correspondent dans leur ordre alphabétique ; c’est un truc vieux comme l’obélisque !
— Ce qui importe, objecte-t-elle, ça n’est pas que le code soit compliqué, c’est que les types sachent qu’il vient de moi.
— D’accord. Mais dis-moi, comment as-tu trouvé ces tueurs…
— C’était Hans Stein…
— Qui ?
— Farous, si tu préfères, qui s’était chargé de trouver l’équipe qu’il nous fallait.
— Et où avais-tu déniché Farous ?
— Il était mon ami… Il avait déserté l’armée allemande à la suite d’un vol…
— Ah très bien… Alors comment se fait-il qu’il m’ait pris pour Manuel s’il le connaissait ?
— Il ne le connaissait pas. Manuel n’était pas le chef, contrairement à ce que tu crois, mais c’était lui qui avait exécuté le coup. Ensuite, ainsi que tu l’as deviné, il n’a plus voulu donner l’ampoule. Nous avons découvert qu’il avait loué un appartement sous un faux nom ; nous avons compris que c’était pour y cacher le B Z 22. Alors nous avons décidé de nous… séparer de lui. Nous avons voulu agir sans la bande pour éviter de nouvelles complications… Mais il s’y est produit la confusion que tu sais…
— Je comprends que je sais…
— Après cela, il y a eu ta photo dans les journaux. Manuel a pigé ce qui se passait et a pris le large. Nous n’avons eu de ses nouvelles que lorsqu’il est entré en contact avec nos services pour la rançon du gaz. À peu de chose près tu as tout deviné ; excepté toutefois que le canif, ça n’est pas moi, mais Stein, qui l’avait perdu. Nous avions acheté ces objets pendant la guerre d’Espagne…
— Tu ne rates pas un bigornage ! gouaillé-je.
— Pas un…
— C’est bon, taille-toi ! Et tâche de jouer franc-jeu, sans cela le dernier bigornage auquel tu assisteras sera le tien, et je te le jure que tu seras aux premières loges pour la cérémonie.
« Demain matin, débrouille-toi pour me téléphoner. Je te refilerai mes instructions. Si par hasard tu as envie de me jouer un nouveau tour de garce, mets le contact avec ta mémoire et essaie de te souvenir des termes de notre conversation qui est enregistrée.
Je l’aide à passer son manteau et je la mets dehors.
Une fois seul, je défais le paquet que Berliet m’a remis. Il contient deux grenades à main et un pistolet automatique avec de la quincaillerie de rechange.
Ce sacré type a de ces cadeaux de nouvel an pas ordinaires.
J’enfile mon pardessus et je file du côté de la Bastille. J’ai hâte de revoir Fred… Ce bon vieux Fred !
Plan de campagne
Je n’ai aucune difficulté à trouver le magasin de journaux-papeterie où, paraît-il, se terre le solde des kangourous. Une petite vieille enveloppée dans un fichu me reçoit. Sa boutique est aussi crasseuse qu’elle.
— Salut, mémé, je lui fais, j’aurais deux mots à dire à des messieurs qui ne doivent pas être loin.
Elle prend l’air étonné d’une génisse qui assisterait à la projection d’un film sur les chemins de fer.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Voyons, mémé, ne vous donnez pas la peine de jouer à Cécile Sorel, je suis pas le directeur du Français…
Je suis en renaud parce que cette sacrée Greta a oublié de me donner le mot de passe. Comment vais-je procéder pour convaincre cette vieille toupie ?
— Je veux voir Fred, j’ai un mot pour lui.
— Fred ?
Je sors le message de Greta et le pose sur la banque à journaux.
— Puisque vous doutez de moi, voilà un mot d’introduction. Je vais prendre un peu d’air. Montrez-le à Fred.
Je sors avant qu’elle ait eu le temps de me raconter des boniments.
Ce que les gens sont méfiants à cette époque !
Quand je ramène ma rognure, elle est souriante.
— Venez, me dit-elle.
Elle m’entraîne dans son arrière-boutique. C’est plein de journaux ficelés et de vieux bouquins poussiéreux dans ce coin. La vieille soulève une tenture et un escalier en colimaçon apparaît.
— Je vous laisse descendre seul ? fait-elle.
— Mais bien entendu, mémé, vous cassez pas l’arête dans ce toboggan. Je trouverai bien, allez !
Je m’engage dans l’escalier en tortillon. Il fait un bouzin du diable. On dirait un hippopotame qui se baladerait sur un toit de zinc.
Parvenu au bas des marches, je tire mon briquet car il fait plus noir là-dedans que dans la culotte d’un nègre en grand deuil.
Je l’allume. Juste comme la minuscule flamme s’agrippe à la mèche, j’entends un petit bruit derrière moi. Je me retourne. La seule chose que je vois, c’est un poing. Mais par exemple, je le vois bien. Il m’arrive droit dessus. Je fais un mouvement de côté mais il me photographie salement. Je le prends sur la joue et il me semble qu’il me traverse le bocal. Je parie que ma tête va servir de bracelet à ce puncher inconnu.
Je laisse tomber mon briquet et je me mets à quatre pattes. Moi je n’ai plus besoin de briquet pendant un bon moment ! Le type m’a installé dans le but un de ces éclairages au néon qui ferait siffler tous les chefs d’îlots de Paris et d’ailleurs. J’entends le bruit profond d’une respiration.
— Hé, Fred ! dit une voix. Éclaire ! Je l’ai eu.
Une ampoule électrique jaillit au plafond, corsant mon illumination personnelle. Je vois devant moi le gros caïd qui faisait partie de la bande du Vésinet.
— Alors, c’est toi Tom ?
Il me regarde et paraît ne pas comprendre.
— Tonnerre de Dieu, ce qu’il a la tête dure, ce mec-là ! s’exclame-t-il.
— M’en parle pas, je réponds, pendant qu’elle m’attendait, ma mère ne mangeait que des cailloux…
— C’est ce qu’on va voir !
Il s’avance.