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— Laisse-le, ordonne la voix calme du grand Fred.

— Le laisser ! Je vais d’abord lui filer une de ces roustes comme il en a jamais reçue.

— Allons ! intime Fred.

Fred se tient dans l’encadrement d’une porte. Il est élégamment vêtu d’une veste d’intérieur et un foulard de soie jaune enserre son cou.

— Rien à faire ! proteste Tom. Un salaud qui a liquidé Finfin !

Il ajoute :

— Finfin était mon pote, je l’aimais bien, moi, ce puceron !

Je comprends que Finfin était le surnom du nain. Je comprends aussi un tas d’autres choses… Par exemple que la môme Greta m’a eu une fois de plus. Y a pas d’erreur, elle a passé un coup de fil à ces types puisqu’ils savent que j’ai tué le nabot. Ils ne peuvent en effet déduire de son absence que je l’ai tué, d’autant que la presse n’a pas parlé de sa mort pour la bonne raison qu’il est encore dans le placard de ma chambre. Si Greta les a prévenus, c’est sans aucun doute pour donner contre-ordre à son message. Elle a dû charger les deux hommes de me faire avouer où se trouvent les disques compromettants et de me régler mon compte… Pas mal combiné. En tout cas, elle a une promptitude de décision très rare chez une femme…

Je pense ces trucs-là en une fraction de seconde. Je suis pas constipé de la matière grise comme vous l’êtes, tas de tronches ! Seulement le gros Tom ne perd pas son temps. Il retrousse ses manches et m’allonge un taquet. Fred proteste.

— T’excite pas, dis-je à Fred. Puisque ton bull-dog veut se faire étriller, il va être servi… Laisse-moi lui montrer deux ou trois petits trucs marrants qui complèteront son beau physique de vieux chaudron.

Je me mets en garde. J’attends que Tom prenne l’initiative de l’engagement. Il ne traîne pas. Il lance un formidable direct du droit que je contre comme un champion. Il se met en boule et tente une série à la face. Je laisse passer l’orage, bien abrité derrière mes poings. Ce gaillard est costaud comme un bœuf, mais il s’essouffle rapidos. J’attends qu’il se soit un peu fatigué ; alors je recule d’un pas. Le crochet du gauche qu’il balançait va se perdre dans la rampe de l’escalier. Prompt comme l’éclair je lui fais cadeau d’un direct au foie qui le casse en deux. Je le relève avec un gauche-droit sous le menton. Il essaie de reprendre l’initiative, mais il ferait mieux de s’inscrire pour un abonnement à la lecture ! Maintenant il est à moi et je me régale un brin.

Je lui éteins un de ses cocards, puis je lui fends une arcade sourcilière. Le sang coule. En moins de deux il est aveuglé. Ses bras de déménageur font des gestes désordonnés. Je rigole sauvagement.

— Hein, Toto, qu’est-ce que tu dis de ça ? Je suis pas champion, réponds ?

Il me crie une injure. Je lui tire un parpaing de cent kilos dans les badigouinsses ; il crache trois dents sur le plancher et s’écroule.

Je me masse les doigts et je dis à Fred.

— Tu crois que ça ira la démonstration ?

— Ce sera suffisant pour aujourd’hui, reconnaît le grand Fred.

« Allons Tom, relève-toi !

Mais Tom ne répond pas.

— Faudra qu’il aille se faire repaver la gueule s’il veut s’engager comme jeune premier à Hollywood, dis-je à Fred.

— Viens par ici ! ordonne mon interlocuteur.

Nous pénétrons dans une petite pièce sobrement meublée d’un lit, d’une table et de deux chaises dépaillées.

— Alors, tu t’en es tiré, l’autre jour, mon vieux Fred ?

— Tu vois…

— Comment avez-vous fait ?

— Figure-toi qu’il y avait deux hommes en armes de l’autre côté de la brèche. Ils ont ouvert le feu sur nous mais, grâce à Tom, nous nous en sommes tirés. Il a grimpé sur le mur et, de là il a sauté sur un des Frizous, l’a assommé et lui a fauché sa mitraillette. Il a abattu l’autre et nous avons filé… Les autres ont rappliqué, mais le nain, Tom et moi avons eu un pot terrible ; figure-toi que nous avons grimpé sur la passerelle qui enjambe la voie ferrée près de la gare, juste au moment où passait un train de marchandises. Nous avons sauté dans un wagon ouvert. Les Frisés n’y ont vu que du feu…

« Et toi ; comment que t’as fait ?

Je lui raconte la poursuite en bagnole.

— Mes compliments ! s’exclame-t-il.

— Rengaine-les, Fred. C’est pas encore l’heure de se jeter des fleurs en criant au génie. Il y a du boulot.

Il ricane.

— Et quel boulot ?

Je le vois sortir un revolver de sa poche grand comme un canon à longue portée.

— Tu vas à la chasse au chamois ? je lui demande.

— Si tu appartiens à cette sorte de mammifère alors, d’accord, c’est bien à la chasse au chamois que je vais.

Bon, c’est le temps de s’annoncer nos couleurs.

— Eh, Toto, pas de blague ! Avant de jouer au tir au pigeon, laisse-moi monter à la tribune, tu veux ?

Je m’assieds sur le lit et j’attaque :

— Je connais toute l’affaire et toi tu n’en connais pas la moitié ; vous m’avez l’air aussi dégourdis, Tom et toi qu’un plat de spaghetti… Vous vous laissez fabriquer comme des puceaux par une rombière… Y a des petzouilles qui rêvent de voir Naples avant de calancher, moi, mon rêve, ce serait de faire entrer pour cinquante grammes d’intelligence dans votre caboche en ciment armé.

« Vous vous êtes embauchés comme tueurs à la petite semaine dans les pattes de gens que vous ne connaissez pas… Sais-tu seulement que le grand patron n’est autre qu’une femme ? Et une femme qui est de la Gestapo ?

Il paraît prodigieusement intéressé.

— J’ai assez usé de salive aujourd’hui. Je préfère t’affranchir à fond sur la question et te donner les preuves de ce que j’avance.

« Il y a quelques minutes, tu as dû recevoir un coup de fil de la part du grand patron, n’est-ce pas ? Oui ? Bon ! Eh bien c’était la gonzesse qui tient les guides qui t’a parlé ; une souris mon grand, qui n’a pas froid aux châsses… Elle t’a dit que j’allais me pointer avec un mot d’introduction, mais qu’il ne fallait pas tenir compte de celui-ci. Que par n’importe quels moyens vous deviez me faire avouer où sont planqués certains disques, et qu’une fois en possession de ceux-ci il fallait me buter.

— Exact ! murmure-t-il, surpris.

À ce moment la porte s’ouvre et Tom fait son entrée. Il est déguisé en pomme de terre. Il faut un examen approfondi pour se rendre compte de quel côté se trouve son visage. Il fait quelques pas en vacillant et se laisse choir sur une chaise.

— T’es gracieux, je lui dis. On dirait que tu t’es disputé avec un troupeau d’éléphants…

Fred se marre aussi. Tom est groggy.

— C’est la première fois que je prends une danse de cette ampleur reconnaît-il. Comme cogneur, tu te poses là.

J’aime l’entendre parler ainsi. Ces buteurs ne comprennent que la force. Celui-ci a trouvé son maître et il le reconnaît loyalement. Il ne cherche plus à faire des magnes…

— Je suis bien content que tu rentres en piste, dis-je. Je parlais de choses qui t’intéressent aussi…

Alors je leur explique toute l’affaire depuis A jusqu’à la place de la Nation. Ils ouvrent des mirettes en bouches d’égout. Quand j’ai terminé, je leur dis :

— Je vais téléphoner au copain qui détient l’enregistrement pour lui demander de vous le faire entendre. Où se trouve le tubophone ?

Fred me le désigne et je communique avec Bravard.

On grille des cigarettes et on tortille un demi-litre de Negrita en attendant mon copain.

Une heure plus tard, Fred et son acolyte ont auditionné le fameux enregistrement. Ils sont enfin dûment convaincus et ils ne sont pas contents du tout. S’ils pouvaient tenir Greta dans un coin, on assisterait à un très joli spectacle de vivisection.