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— Bon, alors vous êtes d’accord avec moi, les enfants ?

Et comment qu’ils le sont ! Si je leur demandais de marcher au plafond, ils le feraient.

— Il n’y a rien à tirer de cette fille. Je vous propose de lui jouer un sale tour. Maintenant il n’est plus question de l’ampoule, donc vous perdez tout espoir de faire du blé avec ce filon. Mais si vous marchez avec moi et consentez à risquer le paquet à mes côtés, foi de San-Antonio, je vous emmène en Angleterre et vous y ferai verser une coquette somme d’argent.

Ils n’hésitent pas.

— Commande, on te suit ! déclare Fred.

— Ça va être du coton…

— Tant pis, de toute façon nous sommes sciés par ici, hein, Tom ?

Tom pousse un grognement de sanglier enrhumé.

— Pour sûr !

— O.K. Alors voici ce que je vous propose : quand Greta va vous téléphoner pour savoir où en sont ses affaires, vous lui direz que vous avez les disques et que je suis mort. Si elle vous demande de les porter quelque part, répondez-lui que vous avez les foies et qu’il vaut mieux qu’elle les fasse prendre.

« C’est trop gros de conséquences pour elle pour qu’elle charge quelqu’un de la commission. Donc elle viendra elle-même, que ça lui plaise ou non ; c’est sa seule chance. Alors nous essaierons de donner une petite sauterie en son honneur.

Un double éclat de rire est la seule réponse.

Au forcing !

C’est le lendemain matin, à la première heure, que Greta téléphone. Elle est vachement anxieuse la gamine. Moi qui tiens le second écouteur, je jubile… Fred joue sa saynète pour patronage à la perfection. Il dit qu’il a manœuvré comme un roi et qu’il a les disques. Il demande ce qu’il doit en faire, Greta répond que le grand patron les fera prendre dans la matinée. Elle est extraordinaire cette môme : on jurerait qu’elle n’est qu’une simple intermédiaire ; elle parle d’une voix indifférente et il faut la connaître comme je la connais pour déceler son angoisse, puis son soulagement.

La vieille marchande de journaux, qui est la mère d’un pote au gros Tom, nous descend du vin blanc chaud. C’est une riche idée. Nous nous en tapons quelques pichets. Avec une rondelle de citron, il n’y a rien de mieux pour vous mettre en train les matins d’hiver…

À neuf heures, la vieille nous crie, en haut de l’escalier :

— Quelqu’un !

C’est le signal. Je me place derrière la porte. Tom s’allonge sur le lit, dans le plus pur style des films américains. Le grand Fred s’assied devant la table.

Greta entre ; elle est habillée d’une façon neutre et elle s’est affublée d’un chapeau « miss » à large bord et d’une paire de lunettes noires.

— Salut, fait-elle. Je viens prendre livraison de ce que vous savez.

Elle ne m’a pas vu. J’arrive par-derrière sur la pointe des pieds et je lui fauche son sac à main.

Elle sursaute.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Ça signifie que tu as trop tiré sur la corde et que celle-ci est sur le point de se casser, Greta. Il faut pas croire que tous les coups sont permis.

— Vous n’avez donc pas exécuté mes ordres ? fait-elle à Fred.

Fred ne répond rien. Tom ricane et s’adressant à moi demande :

— Dis donc, San-Antonio ? C’est cette môme la grognasse qui veut jouer à Hitler ? Ce que j’aimerais lui flanquer une fessée. Oh, dis, laisse-moi me régaler ! Y a longtemps que je n’ai pas dérouillé une grenouille.

Je regarde Greta en riant.

— On dirait que tu n’as pas grande autorité sur tes troupes ?

Elle est toute pâle.

— Vous vous exposez à un sort bien pénible ! fait-elle. Vous m’entendez, tous les deux ? Si vous ne m’obéissez pas immédiatement, je vous vais arrêter et fusiller.

— Te fatigue pas, déclare Fred. Le commissaire nous a fait écouter le disque ; nous savons à quoi nous en tenir à ton sujet.

Tom auquel le farniente pèse sur le tempérament s’approche et administre une paire de gifles retentissantes à la fille.

— Les souris qui me manquent, s’excuse-t-il, j’y transforme la tronche en potiron !

Nous le calmons car, pour la réussite de mon plan, il ne faut pas que la donzelle soit trop détériorée.

Je l’expose, ce plan, sans plus attendre à mes interlocuteurs.

— Greta, c’est le moment de faire ton tour de piste. Cesse de faire des bêtises si tu veux voir le soleil se coucher ce soir. Voilà ce qui va se passer ! Tu vas téléphoner à Karl pour lui dire qu’il aille avec du renfort dans la région de Fontainebleau. Tu lui diras que je suis sur le point de mettre la main sur l’ampoule. Il se dérangera. L’essentiel c’est qu’il ne soit pas à la prison lorsque nous irons pour faire évader Gisèle.

— Tu veux venir à la Gestapo ! s’exclame-t-elle.

— Oui. Et nous irons tous les quatre ; ensemble.

— Ensemble !

— Parfaitement. Tu as ta voiture ?

— Oui, mais…

— Alors tout va bien. Nous prendrons les disques sous notre bras, tu saisis ? Si bien que dans le cas où nous nous ferions prendre, tes copains captureraient ta confession par la même occasion…

Elle a l’air de la trouver mauvaise. Cette fois elle a compris que c’est le moment de faire chauffer la colle.

— Tu feras libérer Gisèle et nous nous taillerons. Si tout marche au poil, je te promets que nous briserons les disques devant toi et que nous te ligoterons pour te donner le moyen de leur faire croire que tu as agi sous contrainte.

« Le temps presse, tu as tout bien saisi ?

Pour hâter sa réponse, le gros Tom lui aligne une seconde beigne qui la catapulte contre le mur.

Nous la conduisons au téléphone. Je sors le feu que Berliet m’a donné et je le lui applique sur l’estomac.

— Si tu dérailles, ma colombine, aussi vrai que je m’appelle San-Antonio, tu prends une dragée juste à l’endroit où ça chatouille. T’en auras pour au moins deux heures à rendre ta jolie âme au diable. Et ce que tu éprouveras te fera regretter d’avoir vu le jour…

Elle compose un numéro et parle en allemand. Bon Dieu ! je me mets à transpirer comme une portion de gruyère. C’est que je ne jaspine pas un traître mot de chleu. Elle peut dire ce qui lui passe par la tête et même que j’ai une bille de cocu, sans que je me rende compte de quoi que ce soit. Fred se campe derrière Greta et murmure lui aussi quelques mots en boche. Puis il me regarde en clignant de l’œil :

— Deux précautions valent mieux qu’une, chuchote-t-il.

La conversation téléphonique est assez brève.

— Ça a marché ? demandé-je à Fred qui n’a pas perdu une syllabe de chacun des correspondants.

— Il me semble que oui…

— Bon, alors allons-y !

Greta conduit et met toute la sauce. On sent qu’elle est pressée d’en finir… Pas tant que nous ! Une demi-heure plus tard nous parvenons devant la Gestapo.

— Vous êtes en forme ?

Fred et le gros Tom poussent un grognement.

— Alors, gi go !

Parvenue devant la grille, Greta klaxonne sur un rythme convenu. La porte s’ouvre. Une sentinelle s’approche et parlemente un bref instant. Nous pénétrons dans la vaste cour pavée où se baguenaudent quelques officiers.

Greta décrit un vaste virage et vient se ranger devant le perron. Nous descendons à sa suite. Personne ne nous demande rien. Nous marchons d’une allure normale le long des vastes couloirs. Quelques mètres encore et c’est le poste de garde. Greta pousse la porte. Des soldats qui jouaient aux cartes se lèvent et saluent.

La môme Greta leur ordonne d’aller chercher Gisèle. Elle parle sec. C’est une grognasse qui sait se faire obéir. Les sulfatés se dégrouillent. Gisèle surgit des escaliers. Une Gisèle si affaiblie qu’elle tremble. Elle a autant de couleurs qu’une purée de pommes de terre. Je mets un doigt sur ma bouche pour lui intimer le silence. Ça la foutrait mal qu’elle me saute au cou à cet instant. Les doryphores ont beau avoir la tête plus dure qu’une enclume, ils pourraient penser qu’il se passe quelque chose…