Nous ressortons du poste de garde, suivons le même couloir en sens inverse et débouchons sur le perron. Là, une petite surprise nous attend : vingt hommes en armes sont rangés en demi-cercle dans la cour, la mitraillette à la main. Karl est planté devant eux. Un doux sourire éclaire son visage de brave homme.
— Vous partez en promenade ? questionne-t-il.
Un sale moment
De saisissement nous nous arrêtons. Je ne m’attendais pas à celle-là !..
J’essaie de comprendre, mais il se forme un grand entonnoir dans ma matière grise. Si on me montrait un pain de deux livres en m’ordonnant de dire ce que c’est, je serais capable de déclarer que c’est le soutien-gorge de Greta Garbo.
Karl est en tenue d’officier. Il tient une badine de cuir tressé et frappe ses bottes brillantes.
— Eh bien, fait-il, vous semblez surpris.
Greta s’avance vers lui.
— Laissez-moi, vous expliquer, Karl.
— Inutile !
— Mais…
— Taisez-vous !
Il bombe le torse.
— Greta Monheïster, vous avez trahi votre patrie !
— Voyons, Karl…
— J’ai fait mon enquête et j’ai appris que vous aviez, de votre propre initiative, perquisitionné dans un commissariat. Un brigadier de police m’a parlé du dépôt qu’avait fait San-Antonio. Je me suis alors souvenu de sa surprise, lorsque nous avons ouvert devant lui le paquet devant contenir le B Z 22. C’est vous qui vous êtes emparée de l’ampoule et vous l’avez fait passer en Angleterre !
— C’est faux ! hurle-t-elle.
La petite môme n’a plus un poil de sec. Elle comprend que ce qui va lui être fait est moins rigolo qu’un film de Laurel et Hardy. Voilà ce que c’est que de vouloir enviander tout le monde ! À force de se croire mariole, on finit par se faire endoffer comme une reine…
— Je vous ordonne de vous taire ! Nous savons que le B Z 22 est maintenant aux mains des Alliés : nos services de repérage radio ont capté un message de l’I.S. annonçant la réception de l’ampoule.
Il se fait un silence.
— Vous m’avez infligé le plus cruel échec de ma carrière. Greta, je n’aurais pas pensé expérimenter mon rat sur votre personne…
Le môme se met à pousser des cris d’otarie hystérique.
— Non, non ! pas ça, pas ça, Karl. Pitié !
Elle se jette à ses genoux, mais il la relève d’un coup de botte.
— Chienne, grince-t-il.
Alors elle devient jojo et elle se précipite en direction de la grille d’entrée.
Karl crie un ordre et quelques soldats se précipitent à sa poursuite. L’un d’eux la ceinture. C’est à ce moment-là que ça commence à être rigolo : désespérée, Greta arrache le pistolet qu’il porte à sa ceinture et elle se met à arroser son monde. Interdits, les soldats marquent un temps d’hésitation. Pareille à une furie, Greta continue de tirer. Chose curieuse, malgré son affolement elle tire méthodiquement. Elle abat deux Frizous, puis elle fait un pas en avant et sans trembler, vide son magasin dans l’estomac de Karl. Comment qu’il lâche sa badine, le gars ! Il lâche aussi la rampe par la même occase. Ça fait un brin plaisir de le voir se tortiller par terre comme un serpent coupé en deux !
La minute de confusion qui suit est extraordinaire. Les soldats tirent tous à la fois sur Greta. En moins de temps qu’il n’en faut pour avaler une huître, elle ressemble à ces cartons perforés qui font de la musique sur les anciens manèges de chevaux de bois.
Fred me fait un signe.
Je pige tout de suite. C’est inouï, ce que je peux être intelligent dans les circonstances difficiles !
En deux enjambées nous sommes à la voiture qui est toujours rangée devant le perron. Je pousse Gisèle dedans. Fred se glisse derrière le volant et Tom se met à côté de lui. Bien entendu tout ça se déroule en moins de temps qu’il ne m’en faut pour vous le raconter. Je passe les deux grenades à Tom.
— Fais-en bon usage, mon trésor.
Il est à la hauteur. D’une main preste il balance une pomme de pin dans le groupe des soldats et il colle l’autre à l’intérieur du bâtiment car du renfort arrive par là. Pendant ce temps je fais fonctionner mon pistolet-mitrailleur. Fred décrit un virage maison et fonce hors de la grille. Il y a plusieurs voitures en stationnement devant la prison ; au passage je tire une rafale dans les pneus, histoire de prévenir une poursuite immédiate.
La route est large et l’air est pur ! Fred qui a un joli coup de volant dans les pattes fonce dans le brouillard.
Il accélère puis se met à bifurquer dans toutes les rues qui se présentent. Au bout d’un instant il arrête l’auto devant un terrain vague.
— Allez ! ordonne-t-il, taillons-nous à pinces, car les poursuites ont dû commencer et nous ne pouvons espérer aller plus loin avec cette voiture. D’ici dix minutes, une souris elle-même ne pourrait plus sortir de Paris…
Il a raison.
— T’as une idée sur la façon de nous envoler à Londres ? demande-t-il.
— Oui, mon collègue m’a dit qu’un avion nous attendra ce soir du côté de Versailles.
— Il s’agit d’y aller… Avec le patacaisse qu’on a déclenché ils vont mettre le couvre-feu à huit heures et il va y avoir des patrouilles dans tous les coins !
Nous marchons en direction de la porte de Versailles. Pour ne pas former cortège, nous avançons deux par deux sur chacun des trottoirs.
Tout à coup une auto allemande débouche dans la rue. Elle est montée par quatre militaires. Nous continuons d’avancer comme si de rien n’était, mais la bagnole s’arrête et les militaires nous interpellent.
— Mon chéri, murmure Gisèle.
— Ne t’affole pas ! lui dis-je.
Les occupants de la voiture sortent des mitraillettes par les portières et nous mettent en joue.
— Avancez ! crie l’un d’eux.
Nous obéissons parce qu’il y a vraiment rien d’autre à faire. Comme nous parvenons à la voiture, deux coups de feu retentissent. Nous avons la surprise de voir deux des Chleux piquer du nez. Les deux autres se retournent, j’en profite pour m’en farcir un d’un coup de crosse sur la nuque. L’autre tire dans la direction de nos copains. Je vois le gros Tom chanceler. Fred tire une fois de plus et le dernier survivant s’abat à son tour.
Le grand Fred se pointe en courant.
— Et Tom ? demande Gisèle ?
— Mort ! Cette vache l’a presque coupé en deux avec sa seringue.
Je regarde autour de moi et je constate que nous sommes dans une rue tout ce qu’il y a de tranquille. C’est une voie assez étroite qui sinue entre deux murs d’usine. Personne ne nous a vus.
— Dis donc, Fred ?…
Il comprend et sourit.
— Oui, ce serait une bonne idée…
Nous entassons les cadavres à l’arrière de la bagnole, y compris celui du gros Tom. Mais nous avons soin de nous emparer de la veste et du casque de deux des militaires.
— C’est bath que tu parles l’allemand, fais-je à Fred.
— Tu disais que c’était du côté de Versailles, ton terrain clandestin ?
Cette fois, s’il n’y a pas d’anicroches, on va p’t-être voir la fin de nos peines.
Dernière séquence
Le pilote se tourne vers nous et baragouine quelque chose.
— Tu as entendu ce qu’il a dit ? demandé-je à Fred.