Nous entrons au restaurant. Imaginez une salle de patronage avec des guirlandes et des lampions. À une table centrale se trouvent deux mariés ; lui est en habit et elle en blanc.
— Veine ! s’écrie Gisèle, nous tombons sur un mariage.
Je la rancarde aussitôt.
— C’est un mariage au flan.
— Comment ?
— Je vous dis qu’il ne s’agit pas d’un véritable mariage. Les deux gars en tenue de prends-moi-tout sont des figurants payés par l’établissement. Le gérant du restaurant a eu cette idée qui lui permet de couillonner le contrôle éconocroque. Si les condés entrent pour renifler dans les gamelles, il leur dit qu’il célèbre le mariage de sa nièce. Il leur offre des dragées et une flûte de champagne et les gars se taillent sans insister après avoir présenté leurs vœux aux nouveaux époux. Y a pas à dire, c’est une fine astuce…
Gisèle n’en revient pas. La pauvrette n’est pas très documentée sur les mystères du marché noir.
Nous nous installons à une extrémité de la tablée et nous commandons une croque confortable.
Les peigne-culs qui vous racontent que les amoureux se nourrissent d’amour et d’eau fraîche feraient mieux d’aller se faire opérer de l’appendicite. Parce que je peux vous assurer qu’ils débloquent à perte de vue. Pour ma part, rien ne me met plus en appétit que l’amour. C’est à un tel point que, dès que mon palpitant fait des heures supplémentaires, je rêve à du poulet chasseur ou à des rognons sauce madère. Les autres types qui jouent à l’amour immatériel sont tous des tocards, des bourreurs de crâne qui se croient obligés de faire le grand jeu à la cocotte de leur choix. Ils prennent des poses de poètes extasiés, mais dès qu’ils ont quitté leur gosseline, ils se précipitent dans un milk-bar afin de morfiller une choucroute. Et comment qu’ils se la font garnir ! Tas d’hypocrites !
Je fais part à Gisèle de mon point de vue et elle se déclare d’accord avec moi. Les mousmés sont toujours d’accord avec vous dès l’instant où vous leur offrez quelque chose.
Le garçon nous sert une pelure d’oignon honnête. Tout va bien ; avec la bonne chère et des calembours on parvient souvent à ses fins. Les miennes, vous vous en doutez, consistent à décider la petite infirmière à m’accompagner dans un endroit peinard où je pourrai, en toute tranquillité, lui raconter ce que Rodrigue a fait à Chimène après qu’il eut bigorné son vieux.
Mon affaire n’a pas l’air de trop mal se goupiller. Gisèle me regarde de plus en plus tendrement. J’en connais un qui ne va pas s’embêter tout à l’heure…
Elle me plaît cette petite. Si j’étais un type comme tout le monde, je n’hésiterais pas à me déguiser comme le bâfreur en habit de la grande table et à la mener devant le maire. Mais ça ne serait pas de la postiche ; on serait marida pour de bon et on ouvrirait un bouclard. Gisèle moulerait l’hosto pour tenir la caisse. Elle tricoterait des kilomètres de chaussettes qu’elle remonterait de derrière le comptoir tous les trois mois. Quant à ma pomme, je verserais à boire et je taperais la belote avec les clients. Ce serait le rêve d’un paquet de gougnafiers… Seulement San-Antonio est fait pour une autre vie. Toujours la question de la destinée et de la mission de chacun, quoi ! Machinalement, je porte la main à mon postère pour vérifier si mon feu s’y trouve. Depuis que je suis sorti de la clinique je ne m’en sépare pas. Il y est. Je lui caresse doucement le museau. C’est une brave bête que j’aime bien ; tous les deux, nous faisons une paire d’amis.
Au dessert, un mec sapé en bouseux se pointe et demande si les convives de la noce aimeraient un peu de musique. Bien entendu, il y a une tripotée de tordus pour hurler que oui.
Alors le zig fait un signe à un autre copain et les voilà qui grimpent sur une table ; le premier avec un accordéon, le second un saxophone. Aussi sec, ils exécutent la Marche turque.
Ils ne se défendent pas mal. Les convives applaudissent… À ce moment-là, l’accordéoniste dit que, si l’honorable société le permet, son copain va jouer en solo un petit truc de sa composition. L’honorable société permet tout ce qu’on voudra. Le saxophoniste entame sa ritournelle. Son truc tient de la musique arabe. C’est une sorte de mélopée lente, qui s’interrompt tout net pour laisser place à des bredouillements. J’écoute attentivement ces bredouillements pour essayer de trouver ce qu’ils peuvent avoir de mélodieux.
— Ce truc est une pâle imitation du jazz de La Nouvelle-Orléans, me dit Gisèle.
Je lui fais signe de se taire. Prestement je sors un crayon d’une de mes poches et je m’amuse à noter des signes sur la nappe. Pas d’erreur : ce saxophoniste à la gomme ne cherche pas du tout à imiter les négros américains ; ce qu’il maquille, je vais vous le dire : il s’amuse simplement à faire du morse. Comme je connais à fond la question, je transcris fidèlement sa petite émission. Pour une combine astucieuse, vous avouerez que c’en est une ! Gisèle me regarde aligner des traits et des points sans comprendre. Elle va pour me poser une question, mais je lui fais signe de se fourrer un édredon dans le bec.
Enfin, le musico-radio achève son petit morceau de société et, accompagné par son pote, entame La Rue de notre amour. Je commande du Cointreau pour Gisèle et un double cognac pour le môme bien-aimé de Félicie. Tout en torchant mon glass, je mets le message en clair ; je n’en ai pas pour longtemps. Voilà ce que ça donne :
Ce soir, 14, rue Joubert, 3e étage, porte à gauche.
— Cette fois, me dit Gisèle, vous allez m’expliquer ce que tout cela signifie.
Pour la satisfaire, je lui raconte ma découverte. Elle est médusée.
— Mince alors ! s’exclame-t-elle, vous avez trouvé cela tout seul.
Je ne réponds pas. Je regarde les dîneurs en me demandant auquel s’adressait le saxophoniste. Il est impossible de se faire une opinion. Tous ces mecs ont des trompettes enluminées comme des missels. Ils ont tous l’air de bons viveurs, soucieux de savourer la truite au bleu et la pelure d’oignon.
— Vous pensez qu’il s’agit d’un truc de résistants ? questionne la jeune fille.
— Ma foi, ça m’en a tout l’air.
— À votre avis, pourquoi ce saxophoniste a-t-il fait du morse au lieu de glisser un petit billet, beaucoup plus confidentiel, au moment de faire la quête ?
— Probable qu’il ne connaît pas la personne à laquelle s’adresse son message…
Elle est prodigieusement excitée, cette petite. C’est la grande aventure de sa vie… Elle ne donnerait pas sa gâche pour un emploi de chaisière à l’église Saint-Augustin. Moi, cette histoire me rend nerveux. Je renifle l’aventure comme un clébard affamé renifle une côtelette faisandée. Mon inaction de ces dernières années m’écœure. J’ai des démangeaisons sous la plante des pinceaux et dans le creux de la main.
— Qu’allez-vous faire ? demande Gisèle.
Sa question m’embête, car justement, elle renforce mon incertitude.
— Et que voulez-vous que je fasse, dis-je avec un peu d’humeur. Que je trotte à la Gestapo pour les affranchir sur ce qui se manigance ici ? Je ne suis pas un indic, et encore moins un traître…
Elle est déconcertée par ma sortie.
— Allons, ma petite Gigi, pardonnez-moi. Vous devez comprendre que la situation est délicate. Certes, si avant-guerre j’avais découvert un toutime de ce genre, j’aurais fait un sacré barnum, parce qu’alors, il n’y aurait pas eu de confusion possible : ce procédé aurait indiqué une quelconque organisation secrète et je me serais régalé, je vous le garantis… Seulement les temps ont changé, ma pauvre chérie ; nous sommes en guerre et il y a un tas de chics types qui se bagarrent en douce…