Elle a un soupir qui tend son corsage. J’en profite pour bigler ses roberts et, comme par enchantement, mes idées changent de tournure.
— On se fait la paire, Gisèle ?
— Si vous voulez…
Nous nous retrouvons dans la rue de l’Arcade. La nuit est de plus en plus noire et de plus en plus froide, ce qui est le droit intangible d’une nuit d’hiver. Nous avançons, bras dessus, bras dessous, précédés par la vapeur blanchâtre de nos respirations.
— Où m’emmenez-vous ? demande Gisèle.
— Vous ne trouvez pas qu’on serait bigrement mieux dans un endroit douillet ?
Je risque le paquet :
— On pourrait aller chez un copain à moi qui tient un hôtel dans le secteur. Il a des petits salons au poil où nous serions bien pour discutailler.
— Quelle horreur ! s’exclame Gisèle. Avec toutes les descentes de police… Non, venez plutôt chez moi. J’ai un petit studio très gentiment arrangé.
Elle rigole et ajoute :
— Il y a du feu et du cognac…
Je la prends par les manettes et je lui déclare qu’elle n’a qu’à m’emmener et que je la suis comme un aveugle.
Sa crèche se trouve rue de Laborde. Comme elle l’a annoncé, c’est un véritable bijou. Imaginez une carrée tendue de cretonne, avec des meubles modernes en bois clair, des bouquins et un poste de radio tout blanc comme la vertu d’une tourterelle en bas âge. Un radiateur électrique répand une chaleur confortable.
Gisèle prend mon pardessus et me désigne le divan. Je m’y installe comme si je devais y attendre la fin des hostilités. Je mets la radio en marche. Un slow s’insinue dans le studio. Je souris d’aise.
— Cognac ou fine champagne ? demande Gisèle.
— Vos lèvres !
C’est peut-être pas un chef-d’œuvre d’originalité, mais ça fait plaisir à ma petite infirmière. Elle vient s’asseoir à côté de moi sur le divan.
Si vous le permettez, je vais tirer le rideau. D’abord parce que ce qui se passe à partir de ce moment ne vous regarde pas, ensuite parce que si je vous le racontais, vous poseriez ce bouquin pour demander à votre femme si elle veut faire une partie de Tu-me-veux-tu-m’as. Ce que je peux vous confier, sans faillir à la discrétion en vigueur chez un gentleman, c’est que ma petite Gisèle n’a pas que les châsses et les roberts à la hauteur. Oh là là ! Mesdames, si vous pouviez bigler son prose vous iriez faire la mangave pendant dix ans pour pouvoir vous offrir le même. Je ne peux pas m’arrêter de le renoucher.
Comme infirmière elle n’est pas mal, mais comme amoureuse, c’est un feu d’artifice. Je ne me plains pas du tout d’avoir pu bénéficier de ses services dans l’un et l’autre cas.
Quand je trempe mon distillateur dans un verre de fine, il est plus de dix heures du soir. La radio continue de jouer sans qu’on y prête attention. C’est un fond sonore devant lequel on peut se dire des choses vibrantes sans craindre les silences qui flanquent le trac. Mais la musique s’arrête. Un gnace explique qu’il va donner les informations.
— Ferme-lui la bouche ! me demande Gisèle. J’ai horreur des informations que nous donne cette radio pourrie.
Je tends la main pour obéir, hélas, je fais un faux mouvement et renverse mon verre d’alcool sur la jambe de mon pantalon.
— Maladroit !
— Ce n’est rien, dit ma poulette, avec un peu d’eau froide je vais vous enlever ça.
Elle va à la cuisine et en revient, en tenant un linge mouillé. Pendant qu’elle s’excrime sur la tache, le speaker dégoise à plein chapeau. Il raconte que la Luftwaffe a bousillé tous les avions anglais et que les Ricains vont être vidés de l’Afrique du Nord en moins de temps qu’il n’en faut pour faire cuire un œuf à la coque. Tout ça ce sont des charres qu’on entend et qu’on lit à chaque heure de la journée. Pas la peine d’y prêter attention. Puis voilà que ce pégreleux, ses mensonges débités, marque un petit temps d’arrêt.
« Dernières nouvelles, annonce-t-il. Nous apprenons à l’instant que le corps du fameux commissaire San-Antonio, vient d’être découvert rue Joubert par une patrouille de gardiens de la paix. Le malheureux policier était criblé de balles dont deux s’étaient logées en plein cœur. On suppose qu’il s’agit d’une vengeance. Rappelons que San-Antonio s’était rendu célèbre avant-guerre par ses dons exceptionnels d’enquêteur. »
Je ne sais pas si la chose vous est déjà arrivée, mais je puis vous assurer que ça fait un curieux effet d’entendre prononcer son éloge funèbre. Surtout lorsque vous vous trouvez en compagnie d’une souris à laquelle vous venez de prouver que vous êtes on ne peut plus en vie !
Gisèle me regarde avec les yeux que devait avoir Hamlet lorsqu’il a biglé le spectre de son daron.
— Tony ! s’écrie-t-elle. Tony chéri, que se passe-t-il ?
Je me lève.
— As-tu le téléphone ?
Elle me conduit à l’appareil qui se trouve dans sa chambre à coucher. Je me hâte de faire mon propre numéro afin de rassurer Félicie pour le cas où elle aurait été à l’écoute. Ceci fait, je demande mon pardessus à Gisèle.
— Où vas-tu ? interroge-t-elle.
— Voir « ma » dépouille.
— Oh ! emmène-moi…
J’hésite ; je n’aime pas beaucoup traîner une sirène sur mon porte-bagages lorsque je me lance dans une affaire où il pleut des dragées en acier calibré. Mais cette pauvre Gisèle est le témoin de choses tellement bizarres depuis quelque temps que si je lui refuse cette satisfaction, sa pipelette la trouvera morte de curiosité demain matin en lui montant son courrier.
— Prends ton manteau.
Elle ne se le fait pas répéter. En général les gonzesses mettent de deux heures à trois mois pour se harnacher, mais elle se poile tellement vite que je crois voir un dessin animé. Dix minutes plus tard, nous sommes à nouveau dans les rues. À grands pas, nous gagnons le commissariat de police de la rue Taitbout. Vu l’heure tardive, le commissaire n’est pas là, mais il y a son secrétaire : Vilent, un petit gars que je connais très bien. En m’apercevant, il écarquille les mirettes. Il devient aussi vert qu’une pelouse de printemps. Je constate que ses pognes tremblent sur son buvard.
— Alors, mon petit Vilent, ça ne gaze pas ? demandé-je en riant.
— Mais ce… ce n’est pas possible ! s’étrangle-t-il.
— Tout est possible. Je viens reconnaître mon cadavre.
Il est long à se remettre.
— C’est la plus prodigieuse ressemblance que je connaisse, murmure-t-il enfin. Je viens de faire les premières constatations, rue Joubert. Pas beau à voir… J’ai cru que c’était vous… La preuve c’est que j’ai moi-même donné les indications à la presse.
Je propose un siège à Gisèle et je m’assieds sur le coin du bureau.
— Remettez-vous, mon vieux. Vous le voyez, je me porte bien, comme dit l’académicien de l’Habit vert.
« Vous avez su l’“accident” qui m’est arrivé, il y a deux mois ?
Vilent fait un signe d’assentiment.
— Justement, dit-il, j’ai d’autant moins hésité à vous identifier tout à l’heure qu’il y avait eu ce précédent.
— Je conçois que, pour vous, la situation s’épaississe, mais pour moi elle s’éclaircit tellement que ça devient comme une aurore boréale. J’avais un sosie. Quelqu’un voulait supprimer l’un de nous deux. Il s’est trompé une fois. Est-ce lorsqu’il a tiré sur moi, ou bien est-ce quand il a tiré sur le copain qui me ressemble ? That is the question. Je pencherais à croire que c’est en m’assaisonnant qu’il s’est gouré le gars. Maintenant soyez gentil et éclairez ma lanterne.